Séance 4 – Travail à domicile et travail en usine au début des années 1840

Le matin, mon maître [l'auteur loge et travaille alors chez un peigneur de laine de Reims] me faisait lever à trois heures, suivant son habitude, pour allumer son fourneau, afin de pouvoir commencer à travailler à quatre heures, lorsque le fourneau était suffisamment chaud. Son atelier mesurait trois mètres et demi de longueur sur trois mètres de largeur, sans compter le charbonnier qui me servait de chambre à coucher. Cette pièce éclairée par une fenêtre de quatre carreaux donnait issue sur un couloir large de deux mètres, qui conduisait à une cour intérieure. Vis-à-vis se trouvait un mur de trois mètres de hauteur, en sorte que jamais les rayons du soleil ne venaient réchauffer ce taudis.

Voici quelques détails sur la fabrication.

Dans les grandes fabriques, les peigneurs ont un fourneau pour quatre, pour chauffer leurs peignes.

Mon patron étant seul, s'était façonné un fourneau en terre grasse. Lorsque les peignes sont chauds, on en agrafe un à un crampon. Le peigneur prend une poignée de laine humide de la main droite, puis de l'huile dans un pot à l'aide d'un doigt de la main gauche; il étend cette huile sur la laine et engraisse le peigne presque rouge; il en résulte une odeur nauséabonde qui règne depuis quatre heures du matin jusqu'à dix heures du soir; joignez à cela les vapeurs du charbon que le fourneau dégage dans le cours de la journée. Cette poignée de laine une fois graissée, l'ouvrier prend un second peigne, qui est resté dans le fourneau, en peigne la laine jusqu'à ce que le fil se soit développé droit et soyeux; le peigne est ensuite remis dans le fourneau. L'ouvrier prend alors la pointe de la laine la plus effilée de son peigne; il la tire de centimètre en centimètre jusqu'à trois à quatre pieds de long; puis il repasse cette laine ainsi étirée au gamin, qui est généralement placé à sa gauche. Comme il est resté dans cette laine des impuretés de diverses matières, le gamin la prend des deux mains, une à chaque extrémité, et retire toutes ces impuretés avec le bout des dents. Il ne doit pas cracher ces impuretés; il faut qu'il les fasse couler en chapelet des deux côtés de sa bouche. On devine aisément combien ce travail est malsain pour l'enfant. Ces pauvres petits, qui sont appelés nacteurs, ont une physionomie vieillote [sic] et sont abrutis pour la plupart. On se sert des dents pour extraire les impuretés, parce qu'il faut que la laine puisse être tirée sans risquer de se déchirer et que les deux mains occupées à ce travail ne peuvent en être distraites.

[Après le décès du peigneur qui l'employait l'auteur quitte Reims]

Je fus assez heureux pour trouver à m'embaucher dans une filature de laine, située sur la route d'Abbeville, à une lieue et demie d'Amiens. Seulement je ne devais commencer à travailler que le lundi, et je n'avais ni argent ni gîte où aller loger !

[...]

Ce jour-là je me trouvai à la fabrique avant 6 heures. A l'heure du déjeuner, un ouvrier, nommé Constant, me demanda pourquoi je ne mangeais pas. Je lui répondis simplement que c'était parce que je n'avais rien à manger. Il partagea alors ses repas avec moi. Je lui appris qu'à défaut de logement je couchais dans les voitures de roulage. Il me promit de me conduire chez une bonne vieille qui pourrait probablement m'abriter. Le travail à la fabrique se terminait à 9 heures du soir, mais on ne sortait qu'un quart d'heure plus tard, au son de la cloche. Il y avait une lieue et demie à parcourir pour aller chez la bonne femme, qui habitait dans le quartier de Saint-Leu. Nous y arrivâmes à 10 heures et demie. Constant, qui la connaissait, lui fit connaître le but de notre démarche. Vous me mettez dans l'impossibilité de vous refuser, lui dit-elle, après m'avoir regardé; vous savez bien cependant que je ne loge que des filles; cela me gêne beaucoup de recevoir des garçons; mais votre protégé n'a pas mauvaise mine; je vais le garder. Constant nous laissa, et cette femme me donna le lit de son fils, qui était en service.

[...]

Avec ce long trajet à faire deux fois par jour, il ne me restait que cinq heures pour dormir; ce qui était insuffisant pour moi.

[...]

Mais avant de quitter Amiens, parlons un peu des ouvriers. Les travailleurs de Reims avaient à leur charge tous les frais d'éclairage, de chauffage ainsi que l'huile pour le graissage des laines. Ceux d'Amiens, au contraire, en étaient exonérés, tout en étant payés le même prix. Aussi ces derniers étaient-ils moins malheureux et se tenaient-ils plus propres. Il est vrai qu'il leur fallait se lever de grand matin pour entrer à la fabrique au coup de cloche de cinq heures moins le quart. Le moindre retard impliquait une amende, et à la troisième récidive on était congédié avec un mauvais certificat qui vous mettait dans l'impossibilité de trouver à se caser dans la contrée.

Mais, malgré tous ces inconvénients, la situation des ouvriers de fabrique était bien plus tolérable que celle des ouvriers en chambre. Rien n'est plus abrutissant que le travail dans un local étroit, quoi qu'il paraisse être plus libre. L'ouvrier en chambre respire toute la journée les émanations malsaines du charbon et de l'huile nauséabonde qu'il chauffe ; une famille entière est ainsi à demi asphyxiée dans un espace de quelques mètres carrés. Pour échapper à cet isolement qui lui pèse, l'ouvrier va chercher la société au cabaret ; là il s'informe des prix donnés pour les façons, des conditions du travail ; il boit sa bouteille en chantant quelques couplets, puis il rentre dans son infect taudis. Dans les fabriques, au contraire, les ateliers sont chauffés, suffisamment aérés et bien éclairés; l'ordre et la propreté y règnent; l'ouvrier s'y trouve en société. Les contremaîtres, à cette époque, étaient moins exigeants sur la quantité que sur la qualité. Le gain s'élevait à dix francs par semaine, quelquefois à vingt francs; on payait les prix convenus sans faire d'observation. En l'absence des contremaîtres, on racontait des histoires, des pièces de théâtre; des loustics improvisant une chaire s'amusaient à prêcher; le temps passait gaiement.

Par exemple, on n'entendait jamais émettre aucune idée politique ou sociale; si par hasard on apprenait qu'un ouvrier avait semé quelques idées à ce sujet, les directeurs s'entendaient tous entre eux pour lui refuser du travail.

[...]

Norbert Truquin, Mémoires et aventures d'un prolétaire à travers la révolution, Paris, Maspero, 1977.


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dernière mise à jour 10 septembre 2010