Séance 12 – Le débat sur la séparation des Eglises et de l’Etat (1905)



M. le président : La parole est à M. du Halgouët.


M. le lieutenant colonel du Halgouët : J'ai l'honneur, au nom de MM. de La Ferronnays, de Pomereu, Gérard, Le Gonidec de Traissan, Louis de Maillé, de L'Estourbeillon, de Rohan, Ferdinand Bougère, de Ramel, Savary de Beauregard, de Montalembert, Jules Gallot, La Chambre et en mon nom personnel, de donner lecture de la déclaration suivante :

« Le Concordat, tout en conservant aux mains de la puissance civile des droits de nomination et de police, a apporté à l'Église en 1801, avec le terme de cruelles épreuves, l'ordre et la paix.

» Il lui a garanti, depuis un siècle, dans une mesure qui est restée généralement compatible avec sa dignité, les avantages de la liberté, de la publicité et de l'unité.

» Le Concordat n'est pas seulement une loi de l'Etat français, c'est un traité conclu entre le pouvoir civil et la puissance religieuse. Cet accord ne peut être équitablement remplacé que par un nouvel accord à concerter entre ces deux puissances.

» Les relations avec le Saint Siège n'ont été rompues que sous des prétextes futiles : rien ne serait plus facile que de les renouer sans aucun sacrifice de dignité nationale ou même d'amour propre diplomatique.

» A défaut d'un nouvel accord, les catholiques, qui sont l'immense majorité dans le pays, ne peuvent accepter qu'un régime qui respecterait les droits acquis et leur offrirait, pour la liberté de la pratique et de la célébration de leur culte, des garanties proportionnées à leur importance numérique et traditionnelle.

[Très bien ! très bien ! à droite.]

» Le projet de loi présenté par la commission offre t il ce caractère ?

» En aucune façon, quelques vains efforts qui aient été faits par la commission pour lui donner une apparence plus libérale que n'en avait le projet du Gouvernement.

» La suppression du budget des cultes sans compensation est la violation d'engagements solennels.

» La location à titre onéreux des églises et autres édifices religieux serait une dépossession dans tous les cas, souvent une spoliation.

» Le régime des associations cultuelles est une organisation de schisme.

» L'assimilation des offices religieux au régime des réunions publiques, la suppression des manifestations extérieures du culte et des insignes religieux dans les lieux publics trahissent une méconnaissance profonde du droit des fidèles à la liberté de leur culte et violent ce droit.

» Enfin, le règlement d'administration publique annoncé est gros d'inconnu et de menaces.

» Nous estimons, en conséquence, que, pour pouvoir servir de base équitable à un nouveau règlement des rapports de l'Église et de l'Etat le projet qui nous est soumis devrait recevoir des modifications plus profondes que celles qui vraisemblablement pourront résulter de la discussion des amendements.

» Nous voterons donc contre le passage à la discussion des articles. »

[Très bien! très bien! à droite.]

M. le président: La parole est à M. de Ramel.

M. Fernand de Ramel : Tout en adhérant à la déclaration que vient de formuler en excellents termes mon honorable collègue et ami M. le colonel du Halgouët, je tiens à y ajouter quelques mots pour bien préciser le sens et la portée de mon vote.

Je ne voterai pas le passage à la discussion des articles du projet de loi qui nous est proposé : parce qu'il méconnaît essentiellement les trois principes fondamentaux du droit public reconnus par toutes les nations civilisées : 1 ° les garanties et le respect dus à la liberté de conscience et des cultes; 2° le respect dû à l'égalité entre les citoyens; 3° le respect dû à la propriété.

Tout d'abord, en ce qui concerne les garanties dues à la liberté de conscience et des cultes, il résulte du fait même que c'est par une simple loi du Parlement et non point par un pacte concordataire ou un pacte constitutionnel que vous prétendez établir la séparation de l'Église et de l'Etat qu'aucune des garanties essentielles auxquelles ont droit la liberté de conscience et, ce qui en est le corollaire indispensable, la liberté du culte, n'est accordée. […]

Les exemples sont assez récents et nombreux des lois que vous avez votées et que vous avez modifiées, à peine étaient elles promulguées, soit à raison de leur incohérence constatée dès leur première application, soit parce que le caprice des majorités vous conduisait à des expédients de circonstance et vous entraînait à l'arbitraire et à la tyrannie.

A peine la loi de 1901 sur les associations était elle votée que vous en aggraviez encore les dispositions restrictives de la liberté en la modifiant par la loi du 2 décembre 1902. […] Je pourrais citer bien d'autres de vos lois, fruit de l'instabilité.

A droite : De l'incohérence!

M. Fernand de Ramel: Oui, de l'incohérence qui tient au régime même sous lequel nous vivons. On ne saurait vouer la liberté de conscience, la liberté du culte, patrimoine le plus précieux de l'homme, à cette versatilité!

[Très bien ! très bien ! à droite.]

[…]

Je dis qu'elle viole aussi le principe d'égalité parce que, quoi qu'on ait essayé d'en dire à cette tribune   on l'a dit en équivoquant d'ailleurs, la discussion des articles le démontrerait surabondamment  , vous mettez les catholiques hors du droit commun en matière d'association.

Il n'est pas utile en ce moment de préciser les points sur lesquels vous restreignez pour les associations cultuelles le droit accordé par le ler titre de la loi de 1901 à tous les citoyens. Cela est manifeste et ne saurait être contesté. Il suffit de rappeler que vous limitez dérisoirement leurs réserves et que vous faites intervenir dans leur gestion le contrôle des administrations de l'Etat !

Par conséquent il est bien vrai que vous ne laissez pas aux catholiques, aux croyants, le régime du droit commun, et que vous violez par là même le principe de l'égalité des citoyens.

Enfin la troisième violation du droit public des nations civilisées que j'indiquais tout à l'heure, elle est dans l'atteinte fondamentale portée au droit de propriété par le projet de loi qui nous est proposé. Il constitue une véritable confiscation. En effet, lorsqu'au moment de la Révolution les biens du clergé furent nationalisés, il fut publiquement reconnu et déclaré qu'une compensation juste et équitable était due, et que l'indemnité qui était décrétée pour assurer les moyens d'existence du clergé n'était qu'une réparation nécessaire.

[…]

Tous ces motifs sont déterminants pour que nous n'entrions pas dans la discussion des articles d'une telle loi, contraire par son essence même aux principes fondamentaux que garantissent toutes les constitutions des pays qui vivent sous un régime de liberté.

D'ailleurs le dernier et suprême motif qui nous détermine à la repousser dès maintenant, c'est que cette loi n'est que la continuation d'une politique de tyrannie et d'arbitraire qui met hors le droit commun les croyants et qui n'a pour objet que l'oppression des consciences.

[Applaudissements à droite.]


Débats à la Chambre, 8 avril 1905, Journal officiel, 10 avril 1905, p. 1281 1282.