Pages de Jean Kempf — Université Lumière - Lyon 2 — Département d'études du monde anglophone
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Jean Heffer 

(EHESS, Centre d’études nord-américaines / CNRS UMR MASCIPO 8168)

LE CAPITALISME COMME CULTURE AMERICAINE



Ce thème qui a été suggéré par les organisateurs, vogue entre deux écueils : d’un côté, les banalités qu’on trouve dans les médias ou dans les stéréotypes sur le caractère national, de l’autre, le désir d’approfondissement qui exigerait de longues recherches spécifiques et une modélisation soumise à des tests empiriques. La seconde voie étant barrée, faute de temps et de compétence, on ne peut que tenter d’éviter de se fracasser sur les récifs des banalités. Que les Etats-Unis soient un pays capitaliste, peu de gens en doutent, bien que pendant la guerre froide, lors de leur confrontation avec le bloc communiste soviétique, ils se soient affirmés plutôt comme les leaders du « monde libre » - ce qui englobait non seulement la liberté d’entreprendre, mais les diverses libertés d’expression et les garanties qu’offre l’Etat de droit. Certains critiques y ont vu la marque de l’hypocrisie américaine ; les libertés formelles cacheraient en fait la domination bien réelle du capitalisme et de la loi du profit. De là à estimer que le capitalisme dominait toute la culture américaine et qu’il en constituait même l’essence, il n’y avait qu’un pas bientôt franchi. Or les concepts de culture et de capitalisme ne sont pas aussi simples à manier qu’on peut le penser à première vue.


La notion de culture

Les anthropologues ont fourni de multiples définitions de la culture allant de l’accent mis sur l’universalité de l’homme à la particularité de chaque culture conçue comme une totalité cohérente. Dans la première optique, celle d’Edward Tylor pour qui la culture est « un ensemble complexe incluant les savoirs, les croyances, l’art, les mœurs, le droit, les coutumes, ainsi que toute disposition ou usage acquis par l’homme vivant en société », le capitalisme pourra être interprété comme une composante de la culture américaine, tout comme il l’est d’autres cultures participant d’un niveau de développement comparable. A l’opposé, le culturalisme tend à faire des cultures des réalités autonomes structurant la personnalité de base des individus et irréductibles l’une à l’autre. Une telle démarche inspirée du relativisme culturel analysera les modèles, les patterns spécifiques à chaque culture. Le capitalisme apparaîtra alors comme un élément qui prend tout son sens dans une totalité qu’on appellera la culture américaine et dont on cherchera à mesurer les « écarts significatifs » (Claude Lévi-Strauss) par rapport aux autres cultures. On risque ainsi de poursuivre la quête du « caractère national », à la recherche des traits particuliers d’une culture globale – un exercice favori des années qui ont suivi la seconde guerre mondiale, alors qu’aujourd’hui, où semble s’imposer une vision multiculturaliste, les anthropologues ont plutôt tendance à mettre l’accent sur la diversité des subcultures. Par delà cette tension entre l’universalisme et le particularisme, la question posée initialement peut prendre diverses formes. Le capitalisme est-il la culture américaine par excellence, tous les autres éléments étant déterminés par ce principe premier ? ou bien n’est-il qu’une subculture historiquement déterminée, appartenant à un ensemble si complexe qu’il est difficile de trouver un centre à partir duquel se hiérarchiseraient les diverses composantes de la société ?


Qu’est-ce que le capitalisme ?

Encore faudrait-il définir ce qu’on entend par capitalisme. Dans le Dictionnaire de sociologie (1989) de Raymond Boudon et al. , Jean Baechler souligne que « le terme désigne, en fait, quatre réalités à la fois économiques, politiques et culturelles ». La première est l’appropriation privée des moyens de production et l’emploi d’une main d’œuvre salariée qui vend sa force de travail. Pour les marxistes, notamment pour Joseph Staline dans son opuscule Matérialisme dialectique et matérialisme historique, il s’agit d’un stade bien précis dans l’évolution des sociétés humaines, postérieur à l’esclavage et au servage, antérieur au socialisme et au communisme. Dans un second sens, le capitalisme est confondu avec l’économie de marché, telle qu’elle est analysée par les économistes mainstream : la rencontre de l’offre et de la demande sur le marché détermine les prix qui traduisent les informations sur les raretés relatives des biens et des services. Une troisième définition fait du capitalisme le régime économique animé par des entrepreneurs capitalistes qui combinent les facteurs de production –capital, travail, consommations intermédiaires, connaissances – pour offrir des biens ou des services susceptibles de satisfaire une demande solvable, de façon à dégager un profit. Selon Baechler, ces trois acceptions sont valables pour les siècles antérieurs à la révolution industrielle qui a débuté en Angleterre dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. A l’opposé, la quatrième s’applique au monde moderne tel qu’il a été forgé au cours des deux derniers siècles : le capitalisme est « la civilisation qui semble se donner pour objectif prioritaire l’augmentation indéfinie de la production et de la consommation de biens et de services », grâce au progrès scientifique et technique ininterrompu qui diffuse le bien-être matériel dans des couches de plus en plus larges de la population. En creux, on perçoit les solutions préconisées par les anticapitalistes pour chacune de ces définitions : coopératives ou nationalisations pour la première, planification centralisée pour la seconde, remplacement des entrepreneurs par des fonctionnaires ou des responsables élus par le personnel pour la troisième, enfin construction d’une nouvelle échelle de valeurs qui substituerait le plus-être à l’avoir plus. Le capitalisme, on le voit, peut désigner des choses assez différentes.


La distinction entre capitalisme et économie de marché est centrale dans la réflexion de Fernand Braudel sur l’ordre économique du monde, principalement celui du XVe au XVIIIe siècle. Dans sa typologie des trois étages – celui de la vie matérielle, celui de l’échange « normal et souvent routinier », celui de « l’économie supérieure, sophistiquée » -, il réserve l’appellation de capitalisme à ce dernier, qui ne respecte pas les règles de la libre concurrence : c’est, écrit-il, « une accumulation de puissance (qui fonde l’échange sur un rapport de force autant et plus que sur la réciprocité des besoins), un parasitisme social » (II, p.9). Dans la longue durée, selon Braudel, on peut observer un « capitalisme en puissance », mais qui « est resté, pour l’essentiel, semblable à lui-même » (III, p. 784). Plutôt que des phases successives – capitalisme marchand, puis industriel, enfin financier -, on note la coexistence de ces diverses formes dans les villes au centre de l’économie-monde. Grâce à sa position dominante et à sa faculté d’adaptation, le capitalisme peut choisir ses secteurs d’activité et ne conserver que les plus rentables. Loin d’être seulement un « système économique », le capitalisme, ajoute Braudel, « vit de l’ordre social » ; il est, « adversaire ou complice, à égalité (ou presque) avec l’Etat » ; « il profite aussi de tout l’appui que la culture apporte à la solidité de l’édifice social, car la culture, inégalement partagée, traversée de courants contradictoires, donne malgré tout, en fin de compte, le meilleur d’elle-même au soutien de l’ordre en place » (III, p. 787). Le capitalisme, que Braudel n’aime pas à cause de sa propension à l’établissement de monopoles, est différent de l’économie de marché qui a ses préférences et qui lui paraît avoir plus d’avenir. Il est vrai qu’il achève sa grande œuvre, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, en 1979, au moment où la puissance américaine paraît sur le déclin face à l’apogée de l’Union Soviétique, juste avant que la configuration des forces ne se retourne complètement à l’avantage des Américains. On retrouve la même distinction entre capitalisme et économie de marché chez le dirigeant communiste chinois Bo Yibo (1908-2007) qui, peu de temps avant que Deng Xiaoping ne relance les réformes en 1992, affirmait que le capitalisme n’avait pas le monopole de l’économie de marché, ni le socialisme celui du plan


C’est pourquoi les économistes mainstream dont le paradigme fondamental est l’allocation optimale de ressources rares, n’accordent pas d’importance au concept de capitalisme. Ce dernier ne figure en bonne place que dans les approches marxistes ou institutionalistes. Dans le New Palgrave Dictionary of Economics, Robert Heilbronner le définit comme une formation historique distincte, remarquable par sa capacité d’accumuler des richesses à une échelle incomparable, non pas pour leur valeur d’usage, mais pour leur valeur d’échange sous forme de marchandises. Dans le circuit du capital, le capital monétaire M se transforme en marchandises C (pour commodities) qui, elles-mêmes, engendrent un capital monétaire M’ > M. A l’origine de ce mouvement ininterrompu, il y a la volonté consciente de maximiser son utilité, mais plus encore des pulsions inconscientes, les célèbres « esprits animaux » de Keynes, qui jouent le même rôle dans les sociétés capitalistes que la quête de la gloire militaire dans d’autres formations sociales. Mais, pour cela, il faut un certain nombre d’institutions, la plus importante étant la propriété privée des moyens de production, une forme négative de pouvoir qui autorise le propriétaire à refuser à autrui l’usage de sa propriété et à en tirer un profit s’il donne son autorisation d’accès, notamment quand il conclut un contrat avec un travailleur salarié dont il s’approprie le produit du travail. Dans un climat de concurrence avivé par les incessants progrès technologiques, la dynamique interne du système repose en bonne part sur un niveau de salaires compatible avec le profit. Heilbronner souligne la capacité cybernétique du capitalisme qui lui permet de s’adapter avec beaucoup de souplesse. Le système fonctionne grâce à une série d’institutions, à savoir :1) l’établissement de relations contractuelles libres comme moyen de coordination sociale ; 2) l’établissement d’un espace social de la production et de la distribution d’où l’intervention gouvernementale est largement exclue ; 3) la légitimation d’un comportement acquisitif comme norme sociale ; et 4) « une quête impérieuse de l’élargissement de la valeur d’échange ». Ces différents éléments figurent en bonne place dans la culture américaine contemporaine. L’ont-ils toujours occupée, depuis le début de l’époque coloniale ? c’est un autre débat dont Pierre Gervais vous présentera les termes plus tard. Aux Etats-Unis, dans la vie quotidienne, le contrat joue le rôle qui est souvent dévolu à la loi en France. Il en résulte qu’en cas de désaccord, on se retourne davantage vers les cours de justice que vers l’Etat. En ce sens, les Etats-Unis sont un pays plus capitaliste que la France. Si, au vingtième siècle, les autorités gouvernementales, qu’elles soient fédérales, fédérées ou municipales, ont pesé de plus en plus lourd dans le produit intérieur brut, la part du secteur public étant passée de 7,5% à 35%, à la suite de la crise de 1929 et de l’édification d’une puissance militaire capable de se projeter dans le monde entier, il n’en reste pas moins que ces autorités laissent un champ plus large à l’initiative privée, qu’elles contrôlent moins les entreprises que dans les pays européens où s’est fait sentir l’influence de la social-démocratie. Néanmoins il ne s’agit pas de deux modèles opposés, mais plutôt, sur un continuum qui irait du contrôle étatique total à gauche à la liberté d’entreprendre sans entrave à droite, de positions qui situeraient les Américains plus à droite que les Européens, mais pas tellement éloignés, quoi qu’en disent les stéréotypes courants. Quant au jugement positif porté sur le comportement acquisitif , il se manifeste dans le fait que les Américains n’hésitent pas à dire combien ils gagnent et à s’affirmer d’autant mieux placés sur l’échelle sociale qu’ils gagnent davantage, alors que les Français ont plutôt tendance à cacher leurs revenus et à déguiser leur richesse. L’économiste Robert Frank montre que si l’indice du bonheur n’a pas varié, alors que le PIB par tête a augmenté, c’est parce qu’il dépend non pas de la consommation absolue, mais de la consommation relative. Les plus riches cherchent à se distinguer des autres en montant en gamme dans les biens et les services qu’ils consomment, mais les autres les imitent, et ainsi s’enclenche une course ininterrompue à la possession de produits toujours plus chers, sans que les gens en soient pour autant plus heureux, car ce qui compte pour le bonheur, c’est l’écart relatif, et non l’absolu, - le tout au détriment de la qualité de la vie et de l’environnement. Ces comportements sont liés à des structures psychologiques dont il reste à apprécier si elles sont plus spécifiquement américaines, mais aussi aux normes sociales, elles-mêmes produits de l’histoire et des institutions.


Capitalisme et puritanisme

Faut-il aller jusqu’à lier le capitalisme à un certain protestantisme ? Ce serait reprendre la thèse de Max Weber à laquelle Braudel se déclare « allergique », tant « sa démonstration assez déconcertante » « se perd dans une méditation très complexe » (II, p. 685). En quête de l’« esprit » du capitalisme, Weber, dans ses articles parus en 1904-1905 sur Die protestantische Ethik und der « Geist » des Kapitalismus part d’une longue citation de Benjamin Fanklin extraite, entre autres, de son Advice to a Young Tradesman (1748), où figure la recommandation : le temps, c’est de l’argent, à côté de : le crédit, c’est de l’argent, ou l’argent est d’une nature prolifique et féconde. Ces maximes sont perçues par des Européens comme l’expression du matérialisme américain. Weber fait référence au romancier autrichien Ferdinand Kürnberger dont le roman Der Amerika-Müde. Amerikanisches Kulturbild (1855) est une virulente critique de la civilisation acquisitive yankee ; il y voit « un document sur les oppositions (aujourd’hui bien estompées) entre les sensibilités allemande et américaine, on pourrait dire aussi, entre l’énergie puritano-capitaliste et cette vie intérieure qui, depuis la mystique allemande du Moyen-Age, est restée malgré tout commune aux catholiques et aux protestants allemands » (p. 23, note 26). Ce que Franklin exprime, c’est une maxime de vie à coloration éthique, qu’on ne retrouve pas dans les autres capitalismes. En effet, l’accumulation de la richesse ne s’effectue pas dans un but hédoniste ; on ne cherche pas à devenir riche pour jouir de la fortune acquise. L’idéaltype de l’entrepreneur capitaliste, selon Weber (à la différence du consommateur de Robert Frank), « répugne à l’ostentation et au luxe inutile de même qu’à la jouissance consciente de sa puissance ». « Sa conduite de vie comporte souvent les traits d’un ascétisme » (p. 52). A la différence de l’homme précapitaliste, « il « ne tire rien »  de sa richesse pour sa personne, hormis ce sentiment irrationnel de « bien accomplir sa profession » (p. 53). Ce n’est pas le lieu d’entrer dans une discussion des liens entre le calvinisme « puritain » et l’« esprit » du capitalisme, de chercher s’il s’agit d’une causalité ou d’ « affinité élective » entre la profession-vocation (Beruf) et l’ascèse protestante intramondaine, bien que Weber semble pencher finalement pour une causalité, quand il conclut que « la conduite de vie rationnelle sur la base de l’idée de la profession-vocation est née de l’esprit de l’ascèse chrétienne » (p. 249). Mais ceci ne vaut que pour les origines, car avec l’essor de l’ordre économique moderne, le lien avec la foi religieuse s’est estompé, voire a disparu. Si aux yeux du pasteur presbytérien Richard Baxter (1615-1691), auquel Weber fait référence, « le souci des biens extérieurs ne devait peser sur les épaules de ses saints que « comme un manteau léger que l’on pourrait rejeter à tout instant. Mais la fatalité a fait que ce manteau est devenu une carapace dure comme l’acier. Tandis que l’ascèse entreprenait de transformer le monde et d’y être agissante, les biens extérieurs de ce monde acquéraient sur les hommes une puissance croissante et finalement inexorable, comme jamais auparavant dans l’histoire » (p. 251). Bref, le capitalisme américain du XIXème siècle se serait totalement détaché de ses origines puritaines et de la sanctification du travail pour la plus grande gloire de Dieu. Il n’aurait plus rien à voir avec la culture protestante calviniste qui aurait favorisé sa naissance. On n’accumule pas impunément les richesses, comme l’avait déjà signalé le méthodiste John Wesley. Cette séparation des sphères économique et religieuse accroît la complexité de la lecture de la culture américaine dont il est vraisemblablement vain de chercher le foyer unique.


Les quatre traditions américaines

La lecture ne saurait être simple, car l’histoire américaine ne s’est pas déroulée selon le modèle linéaire libéral qu’a présenté Louis Hartz. La culture américaine actuelle résulte de l’accumulation de plusieurs strates, Robert Bellah et son équipe diraient de plusieurs traditions, qui ne pèsent certes pas le même poids, mais coexistent. Bellah se situe dans la lignée de Tocqueville ; le titre du livre Habits of the Heart, renvoie aux « habitudes du cœur » (I, p.300) dont parle l’auteur de la Démocratie en Amérique à propos des « mœurs proprement dites » qui assurent le maintien de la république démocratique. En effet, le problème est de conserver une société viable là où les habitants sont épris d’individualisme. En 1840, quand Tocqueville rédige son ouvrage, le mot « individualisme » est une expression récente, qu’il convient de distinguer de l’égoïsme. D’origine démocratique, « l’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, après s’être ainsi créé une petite société à son usage, il abandonne volontiers la grande société à elle-même » (II, p. 105). Ce sentiment qui pourrait ruiner toute démocratie, est combattu aux Etats-Unis par la multiplication des institutions locales et des associations. Si les Américains, selon Bellah, ont pour « premier langage » l’individualisme – ce qui pourrait indiquer le poids du capitalisme sur la culture américaine- , ils l’expriment à travers divers « deuxièmes langages » qui correspondent à autant de traditions, avec chacune sa propre version du succès, de la liberté et de la justice, qui persistent jusqu’à nos jours. Pour la tradition biblique importée par les Puritains, le critère du succès n’est pas l’accumulation de richesse, mais la création d’une communauté dotée d’une riche vie spirituelle ; la liberté ne consiste pas à faire ce qu’on veut, mais seulement ce qui est, selon les termes de John Winthrop , « bon, juste et honnête » ; la justice est plus une affaire de substance que de procédure. La tradition biblique est assez liée à la tradition républicaine, celle qui a été portée par les Pères fondateurs. Héritier de la pensée antique et de l’humanisme civique de la Renaissance, le républicanisme définit le citoyen comme quelqu’un qui place son intérêt particulier en-dessous de l’intérêt général, le bien commun de la cité, et qui participe activement à la vie publique. C’est pourquoi la société démocratique idéale, selon Jefferson, doit se composer essentiellement de fermiers indépendants pratiquant le faire-valoir direct, alors que le régime est en péril dès que se développent les villes avec leur population artisanale et ouvrière soumise aux fluctuations de la conjoncture et aux caprices des clients. Le succès ne se mesure pas à l’aune de l’accumulation de la plus grande richesse possible. La liberté, si elle n’est pas liée à une moralité aussi impérative que chez les Puritains, ne saurait se réduire à la possibilité de faire ce qu’on veut, sans se soucier de l’intérêt collectif et de la vie publique. Au-dessus de règles procédurales de la justice humaine il y a, comme le dit Jefferson, « les lois de la nature et du Dieu de la nature », celles pour qui tous les hommes naissent égaux, y compris les esclaves noirs. Ces deux traditions, biblique et républicaine, fondées sur un réalisme social qui fait de la société une réalité au même titre que les individus, ont tempéré l’individualisme pendant toute l’époque coloniale et la première moitié du XIXème siècle. Elles persistent encore chez nombre d’Américains d’aujourd’hui, bien qu’elles aient été supplantées par les deux formes d’individualismes, « utilitaire » et « expressif » pour reprendre les épithètes de Bellah, toutes deux relevant d’un individualisme ontologique pour qui seul l’individu est la réalité première, la société n’étant qu’une construction. L’individualisme utilitaire dont Benjamin Franklin est un des porte-paroles, plonge ses racines intellectuelles dans la philosophie politique de Hobbes et de Locke. Les individus sont mus par la quête de leur propre intérêt, et c’est d’ailleurs ainsi qu’ils promeuvent le plus grand bien. Le succès se mesure par l’enrichissement sans limites ; la liberté doit être limitée aussi peu que ce soit par l’Etat qui est là pour protéger la propriété ; la justice consiste en l’application de règles de procédure, le due process of law. Cette tradition est devenue dominante après la Guerre de Sécession, quand les grands entrepreneurs édifient des empires industriels et financiers qui changent la nature du capitalisme avec l’établissement d’oligopoles puissants. Elle exerce une forte emprise sur les esprits en suggérant que les individus ont la possibilité eux-mêmes de devenir fortunés, de s’élever « des haillons à la richesse » ; le mythe du self-made man reste ancré dans la psyché américaine. Mais l’individualisme utilitaire ne satisfait pas tout le monde. Dès le XIXe siècle, du romantisme émerge un individualisme « expressif » que ne contente pas la poursuite des richesses matérielles. Les sentiments, les émotions, l’expression du moi n’y trouvent pas leur compte. Le succès d’une vie exaltée par la quête de la profondeur des sentiments se mesure à l’intensité de l’expérience que l’on vit , sans que cela empêche automatiquement l’ouverture aux autres et au monde extérieur. La liberté définie comme l’absence de toute entrave dans la mesure où elle ne nuit pas à la liberté d’autrui, n’exclut pas la compassion. De même qu’au vingtième siècle, le manager est l’agent par lequel s’exprime l’individualisme utilitaire, de même le psychothérapeute, selon Bellah, est devenu le spécialiste chargé d’adapter les individus au monde du capitalisme bureaucratique tourné vers la consommation. « Le but de la vie, écrit-il, est d’atteindre une combinaison de métier et de style de vie qui soit à la fois économiquement possible et psychiquement tolérable » (p. 47). La culture américaine actuelle apparaît « profondément ambiguë. Elle représente à la fois le relâchement des contraintes et des préjugés dogmatiques concernant ce que les autres devraient faire, et une idéalisation d’un style de gestion froidement manipulateur. Dans notre société, avec ses sphères nettement divisées, elle fournit à l’individu assiégé une voie qui lui permet de développer des techniques pour affronter les pressions souvent contradictoires de la vie publique et privée. Cependant, de ce fait, elle étend le style calculateur managérial à l’intimité, au foyer et à la communauté, des champs de vie jadis gouvernés par les normes de l’écologie morale » (p. 48).

Bellah et son équipe, sans manifester de nostalgie pour un lointain passé, ne sont pourtant pas satisfaits par la culture américaine de la fin du vingtième siècle. Il leur semble qu’elle a perdu le goût du civisme qu’on trouvait avant le triomphe de la révolution industrielle. Ils cherchent comment équilibrer l’individualisme, une tradition fortement ancrée dans la civilisation américaine depuis les origines, au sens d’éminente dignité de la personne humaine, par l’engagement envers la vie civique et la communauté dans laquelle on vit. C’est reconnaître que, si le capitalisme sous sa forme acquisitive débridée reste une composante majeure, peut-être même l’élément dominant de la culture américaine, il ne répond pas à tous les besoins humains et doit composer avec d’autres traditions, biblique, républicaine, individualiste expressive, pour constituer une société vivable et durable.


Références

BELLAH, Robert N., MADSEN, Richard, SULLIVAN, William M., SWIDLER Ann, Steven M. TIPTON, Habits of the Heart. Individualism and Commitment in American Life, Berkeley, University of California Press, 1996 (1985), et The Good Society, New York, Alfred Knopf, 1991

BONTE, Pierre, IZARD, Michel, dir., Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 2000

BOUDON, Raymond, BESNARD Philippe, CHERKAOUI Mohamed, LECUYER Bernard-Pierre, dir., Dictionnaire de sociologie, Paris, Larousse, 1999

BRAUDEL, Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, 3 volumes, Paris, Armand Colin, 1979

CUCHE, Denys, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2001

FRANK, Robert H., Choosing the Right Pond : Human Behavior and the Quest for Status, New York, Oxford University Press, 1987 ; (avec Philip J. COOK), The Winner-Take-All Society : Why the Few at the Top Get So Much More Than the Rest of Us, New York, Penguin, 1996 ; Luxury Fever : Why Money Fails to Satisfy in an Era of Excess, Princeton, Princeton University Press, 2000

HEILBRONNER, Robert, « Capitalism », New Palgrave Dictionary of Economics, vol. 1, 1987

TOCQUEVILLE, Alexis de, De la démocratie en Amérique, 2 vol., Paris, Gallimard, 1961

WEBER, Max, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, suivi d’autres essais, Paris, Editions Gallimard, 2003

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