Pages de Jean Kempf — Université Lumière - Lyon 2 — Département d'études du monde anglophone
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Pierre Gervais 

(EHESS, Centre d’études nord-américaines / CNRS UMR MASCIPO 8168)

Culture du marché, culture du capitalisme, culture étatsunienne ?


Les Etats-Unis sont souvent présentés, de ce côté-ci de l'Atlantique, comme l'incarnation du capitalisme; pourtant les auto-représentations de l'économie politique américaine n'incluent généralement pas ce terme. On parlera plutôt de libre entreprise, ou de marché libre — un terme qui n'a pas exactement le même contenu sémantique en anglais, free market charriant beaucoup plus qu'une structure techniquement concurrentielle. Ronald Reagan parlait plus volontiers de libre entreprise; George Bush, en 1989, expliquait: "nous savons ce qui marche. La liberté marche. Nous savons ce qui est juste (what's right); la liberté est juste. Nous savons comment garantir une vie plus juste (more just) et prospère pour l'homme sur terre: à travers des marchés libres (free markets), la liberté de parole (free speech), des élections libres et l'exercice du libre arbitre (free will) sans entrave".1 Simple jeu sur les mots, appel rituel à la liberté comme valeur suprême, rhétorique sans contenu? Je crois pour ma part que l'insistance sur la notion de liberté économique recouvre une réalité historico-politique; il y a, je vais essayer de le montrer rapidement, un arrière-plan historique extrêmement dense, et spécifiquement économique, au fondememt du discours sur la liberté économique aux Etats-Unis.


I) Retour aux origines: la "Révolution du marché"

Depuis Tocqueville, l'identification historique les Etats-Unis comme pays tout à la fois de la "liberté" individualiste et matérialiste et du capitalisme est devenue un truisme. A priori, l'étude de l'histoire économique de l'Amérique du Nord, colonies britanniques puis Etats-Unis, semble pleinement justifier cette observation banale à force d'être répétée. Le consensus historiographique actuel est en effet que les "plantations" anglaises en Amérique du Nord ont connu un développement rapide, dès le 17e siècle, et une généralisation sans équivalent en Europe, de ce que l'on pourrait appeler une économie marchande pré-capitaliste. Pourtant — on aurait tendance à l'oublier aujourd'hui — il n'en a pas toujours été ainsi, au contraire: jusqu'au moins 1960, la plupart des historiens se refusaient à considérer le lien traditionnel entre yankees et acquisitiveness comme autre chose qu'un cliché finalement assez peu révélateur. La célèbre thèse de Turner sur la Frontière, souvent citée mais rarement lue, était une tentative d'adaptation aux Etats-Unis du positivisme allemand, articulée autour de l'idée que la réindianisation des populations européennes, c'est-à-dire en termes économiques leur retour en arrière, était au fondement de l'identité américaine!

Plus près de nous, et jusque dans les années 1950, les historiens économistes avaient largement tendance à considérer que le phénomène essentiel des 18 et 19e siècles était le passage d'un "avant" archaïque et inefficace, largement assimilé à la période coloniale, à un "après" marqué par le "décollage" économique, l'apparition d'un Etat-Nation, la marche vers la démocratie et l'efficacité industrielle, tous phénomènes liés dans une vision finalement assez positiviste du progrès, mais aussi influencée par les réflexions de l'"école du consensus" (pour qui l'équilibre politique atteint après l'Indépendance représentait un moment essentiel) et surtout les théoriciens du développement, à la suite de Rostow.2 L'économie coloniale américaine était largement décrite comme sinon arriérée, du moins très limitée, et proche encore de pratiques de subsistances. L'opposition Gemeinschaft / Gesellschaft n'était jamais très loin et même explicitement présente dans la synthèse organisationnelle. Quant à la vraie rupture vers le capitalisme, elle provenait du décollage industriel, lui-même provoqué par un contexte favorable, en particulier la "révolution des transports" et l'émergence concomitante d'un marché national.3

L'identification par les historiens — et plus largement par le grand public — de la période coloniale comme temps de naissance du capitalisme a découlé, paradoxalement, du travail d'historiens qui cherchaient à trouver dans cette même période les structures d'une société anti-capitaliste! Pour les partisans de cette "économie du foyer" [household economy], apparus dans les années 1970, il s'agissait de souligner l'existence d'une contre-société rurale, dégagée des contraintes marchandes non pas par archaïsme ou ignorance mais bien par choix délibéré. Ce modèle social alternatif, implicitement proposé comme exemple de résistance populaire à la dictature des classes dirigeantes et de leurs stratégies économiques, reposait sur des rapports économiques non marchands: crédit gratuit et troc structurés par des liens entre unités familiales pour Michael Merrill, l'un des premiers à proposer le terme d'"économie du foyer", primauté des soucis extra-économiques (familiaux, communautaires, religieux) dans les stratégies économiques des agents pour James Henretta, autre historien pionnier des années 1970.4 Pour ces auteurs, les masses rurales américaines (plus de 90% de la population) n'avaient été soumises à un marché capitaliste que fort tard, et après une âpre résistance; autoconsommation et attitudes anti-capitalistes avaient dominé jusqu'à la Guerre d'Indépendance et au delà, si ce n'est jusqu'à la Guerre de Sécession. Le capitalisme américain était donc né de la destruction d'une Amérique coloniale communautaire, en réalité la "vraie" Amérique.

En partie en réaction à cette vision, toute une série de travaux économiques entreprirent de mesurer l'existence d'une rationalité économique chez les habitants des colonies; le travail le plus connu à cet égard est celui de Winifred Rothenberg, qui parvint à démontrer que les prix agricoles locaux dans le Massachusetts avaient convergé avec ceux des grands centres de manière statistiquement nette à partir des années 1750. Ceci impliquait qu'à cette date l'évolution vers un marché unifié était achevée, et que tous les mécanismes qu'un tel marché supposait étaient en place. Compte tenu du temps nécessaire pour construire les réseaux et les pratiques correspondantes, Rothenberg concluait que la masse des cultivateurs de la région avait dû adopter des stratégies franchement capitalistes dès le début du XVIIIe siècle, voire avant. D'autres chercheurs soulignèrent que le discours politique et social de l'époque coloniale révélait des préoccupations capitalistes marchandes, des questions monétaires jusqu'au développement de l'intérieur; dans la mesure où ce discours était bien adressé aux ruraux, détenteurs d'au moins une partie du pouvoir politique, il était difficile de croire que ces derniers rejetaient le marché chez eux alors même que leurs représentants faisaient tout pour le promouvoir.5

La contre-attaque des historiens économistes orthodoxes, opposant économie de marché à économie morale, s'inscrivait dans une tendance beaucoup plus large, incitant à décrire le monde du 18e siècle comme un monde d'économie commerciale avancée. Ainsi, dans les années 1980 et 1990, l'historiographie a de plus en plus mis en valeur un "monde atlantique", constitutif d'une "première mondialisation" marchande, elle-même au fondement de toutes les évolutions ultérieures. Les échanges internationaux, l'univers du négoce, le plus purement marchand, se sont vu accorder un rôle décisif dans toute une série d'évolutions, par exemple comme source d'un horizon de profit maximum régulant le reste des échanges.6

Ce n'est pas une nouveauté totale. En contraste important avec ce qu'on lit parfois ici et là, aucun des grands historiens de la Revolution industrielle n'a jamais considéré celle-ci comme un résultat direct du progrès technique. T. S. Ashton en 1948, comme David Landes vingt ans plus tard, replaçaient les progrès techniques réalisés dans un contexte plus large, fait de progrès scientifiques, d'ouverture commerciale, de changements légaux, institutionnels et poltiques, d'évolutions sociales.7 Mais ce contexte a pris une importance sans cesse accrue, au point maintenant de dominer nettement les discours sur le changement économique en Grande-Bretagne à l'époque moderne, malgré la persistance de débats non négligeables autour du rôle de l'invention technique.8

De surcroît, alors que les études centrées sur cette dernière continuent à accorder la première place à la Grande-Bretagne,9 c'est beaucoup moins vrai de l'historiographie de cette économie de marché. Celle-ci peut s'appuyer indifférement sur les grands pays d'Europe de l'Ouest, mais trouve nettement sa terre d'élection Outre-Atlantique. Après une trentaine d'années d'âpres débats, il semble aujourd'hui (2007) y avoir véritablement consensus sur le fait qu'entre 1650 et 1800 ou 1850, le marché progresse dans les cœurs et sur le terrain, et finit par entièrement conquérir les deux entre 1750-80 (date haute, défendue par les partisans du marché classique comme Rothenberg et son élève Newell) et 1820-40 (date basse, défendue par les héritiers de l'économie du foyer, comme Christopher Clark dans son étude classique sur le Massachusetts).10 La discussion porte sur la chronologie et le rythme de cette "révolution du marché",11 pas sur son existence ou sa nature.


II) Une confusion fréquente: économie marchande et "économie de marché"

Le consensus autour de la "révolution du marché" est bien sûr d'une extrême importance dans le paysage politique et idéologiqueactuel. Dans quel autre pays en effet la période de formation de l'État-nation est-elle aussi étroitement associée, non seulement à une période de développement économique, mais plus encore, à une période de développement économique pensée dès le début, et plus encore par la suite, suivant les normes de l'économie classique? Dans quel autre pays rencontre-t-on ce caractère apparemment tangible du marché parfait smithien, investi aux Etats-Unis d'une réalité historique d'une manière sans doute unique au monde?

Car au final, c'est bien le marché classique smithien, concurrentiel, transparent, qui est censé émerger aux Etats-Unis, par petites étapes, en achevant son évolution vers 1820. L'existence aux Etats-Unis autour de cette dernière date d'une économie de marché quasi-pure (à l'exception notable de l'esclavage) est un topos de spécialiste. La domination de l'économie par une multitude de petites unités de production, à base généralement familiale, est avérée, de même que l'absence de féodaux, sauf dans quelques secteurs de l'Etat de New York (et toujours en laissant de côté les régions d'esclavage, décidément difficiles à réinsérer dans le discours historique sur les Etats-Unis). Dans la mesure où ces unités échangaient leurs produits sur un marché concurrentiel, comme le soutiennent la plupart des historiens, nous sommes alors bien près du marché parfait. Comme disait Alfred Chandler, Jr., expert en la matière, "L'économie américaine des années 1840 fournit une illustration convaincante du fonctionnement sans entraves de l'économie de marché telle que l'avait si bien dépeinte Adam Smith".12

L'identification entre économie commerciale ou marchande, "révolution du marché" et économie politique américaine dans les périodes coloniales et de la Jeune République est généralement posée sans être questionnée. Dans son chapitre de conclusion au volume sur le XIXe siècle de la toute récente Cambridge Economic History of the United States, Stuart M. Blumin décrit une nation progressant de "marchés locaux limités" à des "marchés extralocaux intégrés", d'une culture de la libre entreprise tempérée par la coutume à une "logique d'accumulation sans fin", et dans lequel le marché lui-même est "toujours plus universel".13 Et David R. Meyer a consacré tout un livre à démontrer que la révolution industrielle étatsunienne —et à vrai dire le développement économique étatsunien dans son ensemble— est la conséquence directe de la croissance continue de l'économie de marché de 1760 à 1820 et au-delà, en particulier en milieu rural, en parfait accord avec les théories économiques orthodoxes.14

Résumons-nous: la place historique du "capitalisme" dans la culture américaine n'est pas vraiment, au fond, la place du capitalisme, mais bien celle du marché concurrentiel, ce free market d'ailleurs bien plus idiomatique en américain qu'en français. L'affirmation actuelle de cette place repose sur une réalité historique incontestable, connue dès la fin du XVIIIe siècle et réaffirmée par de nombreux témoins tout au long du XIXe siècle: les échanges marchands sont plus nombreux, plus intenses, plus systématiques dans les treize colonies qu'ailleurs. La même affirmation inclut en revanche un deuxième élément, tout-à-fait différent: lesdits échanges marchands sont ce que nous appelons, aujourd'hui, le marché concurrentiel prévu par l'économie orthodoxe, en particulier dans la tradition marginaliste. Enfin, cette afirmation suppose plus ou moins implicitement que ce que d'autres témoins ont également observé — là encore, pensons à Tocqueville — est également ce même marché concurrentiel.

Sans vouloir polémiquer avec les religions concurrentes de la mienne, il me semble clair que l'idée de rapports marchands à la fois invariants et conformes à la théorie sur près de quatre siècles. est une idée d'économiste beaucoup plus que d'historien. Il y a là une vraie question de méthode: l'échange marchand de 1680, de 1770, de 1850 et de 2000 est-il le même échange marchand? Peut-on estimer qu'un même mécanisme théorique est à l'oeuvre à ces quatre dates? Et ne retrouve-t-on pas, dans la sphère de l'histoire économique, le pendant marginaliste exact d'un concept marxiste qui ne fait pourtant plus guère recette, celui de la "montée de la bourgeoisie"? Sans compter toutes les questions que soulève le fait que c'est justement l'histoire du pays hôte des écoles les plus puissantes de diffusion de l'orthodoxie économique qui semble se prêter le mieux à une lecture conforme à l'économie orthodoxe.

Il y a bien obligation de choisir entre changement et continuité, car selon le terme que l'on privilégie, le débat change radicalement de sens — au point que nombre d'affrontements historiographiques complexes peuvent être ramenés facilement à ce choix; que l'on songe au débat déjà évoqué sur la révolution industrielle, entre es tenants de la progression continue à facteurs multiples, et ceux de la révolution paradigmatique.15 Mais c'est surtout la coïncidence que nous venons de souligner, entre le discours actuellement dominant aux Etats-Unis et la lecture la plus répandue de l'histoire de ce même pays, qui nous conduit nécessairement à deux lectures, et deux seulement. Soit la lecture historique actuelle correspond à la réalité de l'époque pré-industrielle, auquel cas l'ensemble de l'histoire américaine — et par extension européenne — est une véritable progression hégelienne, l'en-soi du marché, présent dès les origines ou presque, devenant le pour-soi de la théorie économique d'aujourd'hui. Ce cycle de prise de conscience étant achevé, on peut estimer que nous avons atteint la fin de l'histoire, comme le soutenait Francis Fukuyama. En-soi (le fonctionnement effectif, pratique, du marché) et pour-soi (la théorie économique orthodoxe du fonctionnement du marché) étant enfin réunis, il n'y a plus de marge de progression, sauf dépassement éventuel bien sûr.

Une autre lecture possible, et inverse, est qu'il s'agit d'une réécriture contemporaine d'une histoire en réalité bien différente. Dans ce cas de figure, l'émergence d'un dicours idéologiquement très fortement dominant, articulé autour de l'efficacité et de la primauté du marché concurrentiel, a conduit à une reformulation du passé en fonction de ce que l'on pouvait y trouver à l'appui d'affirmations dont le contexte, les sources et les visées ont peu à voir avec le 18e siècle, et tout avec le monde actuel. A l'issue de ce processus, nous comprenons moins bien que jamais le passé américain, puisqu' il a été noyé, recouvert par une description non pas historique, mais idéologique, avec tout ce que le terme comporte de distortions par rapport au matériau source.

Peut-être parce que je suis historien, la réponse, dans mon champ de spécialité tout au moins, qui se trouve justement être l'activité marchande au tournant des époques moderne et contemporaine, me semble d'une évidence aveuglante: il est impossible d'assimiler l'échange marchand en 1800 (et a fortiori en 1700 ou 1600) à l'échange marchand tel que nous le connaissons. A toute une série d'égards, les conditions concrètes de l'acte d'achat et de vente étaient bien trop différentes à l'époque pour servir de support à un discours commun avec ce que nous connaissons aujourd'hui, sauf à atteindre un niveau de généralité véritablement métaphysique — mais après tout, c'est bien à ce niveau que se plaçait Adam Smith à l'origine.

Prenons par exemple un élément central de la vie capitaliste, le profit; le profit marchand de 1800, contrairement aux apparences, n'a pas grand-chose à voir avec la mesure comptable du profit réalisée aujourd'hui. Du strict point de vue comptable, cette mesure se heurte à un certain nombres d'obstacles:

- côté marchandise, l'incertitude de la nomenclature: les produits n'étant pas standardisés, leur description peut recouvrir des marchandises très différentes. Les prix reflètent sans doute en partie des échelles de qualité, mais il est impossible d'évaluer la place d'un objet donné dans ces dernières, puisque les livres de compte ne précisent généralement pas cette place;

- côté règlement, le montant débité (ou crédité s'il s'agit d'un achat) peut correspondre à un paiement en numéraire, à un crédit sur les livres d'un autre négociant, ou encore à un billet à ordre dont le terme et l'intérêt sont inconnus. En l'absence d'indications précises, impossible de savoir quel traitement comptable adopter;

- la plupart des transactions sont dissymétriques, au sens où l'achat et la vente d'une marchandise donnée ne génèrent pas nécessairement la même information. Une marchandise peut rentrer en débit comme partie intégrante d'un lot, et ressortir en crédit individualisée dans la transaction, ce qui donne l'impression qu'elle sort de nulle part. Les flux de marchandise ne sont donc pas forcément spécifiables;

- nombre de centres d'analyse ("charges" ou "frais fixes", "dépréciation", etc.) ne sont pas connus avant le XIXe siècle. Les écritures comptables correspondantes, soit n'apparaissent nulle part, soit apparaissent noyées ou transformées dans d'autres lignes de compte;

- surtout, un ensemble de coûts et d'actifs sont non comptables, alors que la littérature s'accorde à leur faire jouer un rôle essentiel jusque dans la fixation des prix. Citons le statut institutionnel (privilège); les problématiques, liées, de la confiance, du crédit, et des réseaux; le rapport à la légitimations socio-politique externe, royale et / ou populaire en Europe, semi-démocratique aux Etats-Unis. Les procédures comptables développées depuis le XIXe siècle sont incapables de prendre ces éléments en compte, alors même qu'ils sont au cœur des pratiques de l'époque moderne.

Faut-il en conclure que le marchand ne s'intéresse pas au profit? Bien sûr que non! Simplement, le marchand de l'époque raisonne en gammes de produits dans des gammes de prix. Surtout, la comptabilité marchande n'est pas destinée à mettre en place un contrôle financier, et encore moins bien sûr un contrôle des coûts (même si les deux apparaissent de loin en loin), mais à déterminer au jour le jour les positions de crédit de tous les acteurs avec lesquels le marchand est en relation. Cette position de crédit correspond à un compte, évoluant dans le temps. La nature des opérations faisant évoluer ce compte importe peu, et c'est certainement ce qui différencie le plus la comptabilité marchande de nos conceptions actuelles; ce qui compte, c'est le flux global, et sa direction. Le solde d'un compte donné doit en revanche pouvoir être fourni à tout moment, faute de quoi la comptabilité est mal tenue.

Cet exemple du profit illustre à quel point historiquement, l'économie marchande de 1700 ou 1800 est loin de l'économie capitaliste industrielle que nous cconnaissons, y compris dans ses aspects les plus purement "économiques" (ce qui prouve au passage, n'en déplaise aux économistes, qu'il faudrait prohiber toute application directe des catégories économiques orthodoxes, par définition achroniques, au passé même proche; renoncer ainsi à l'analyse historique, c'est s'exposer à de graves anachronismes!). On pourrait multiplier les exemples: ainsi les rapports de travail sont régulés à l'intérieur de petites unités de production à base familiale, le salariat "pur" tel que nous le connaissons aujourd'hui étant quasi inexistant.16 La productivité n'apparaît que rarement dans les préoccupations des acteurs, puisqu'elle n'est pas directement prise en compte dans la formation des prix, beaucoup plus déterminés par des échelles de qualité plus ou moins artificielles que par le coût objectif des produits. Ce coût n'est de toute façon que rarement calculé, et toujours de manière approximative.17 Dans ces conditions, l'assimilation, courante aujourd'hui, de l'économie marchande de 1800 à l'économie de marché des économistes d'aujourd'hui est au mieux un raccourci très contestable. La première a peut-être engendré la seconde, mais à travers un processus historique qui est loin d'être uniquement continu.


Conclusion: genèse d'une confusion

Si le discours pourtant répandu sur la croissance à long terme de l'"économie de marché" depuis 1600 repose sur des identifications historiques contestables, comment expliquer son indéniable succès actuel? En réalité, la convergence entre économie classique, ou plutôt néo-classique, et analyse historique du passé américain a une généalogie, qu'il faut retracer pour comprendre comment nous en sommes arrivés aujourd'hui à prendre pour un donné ce qui n'a absolument rien d'évident. Si l'on se place en 1800, au départ de l'évolution que je vais brièvement retracer ici, les Etats-Unis sont en effet clairement dominés politiquement par un discours anti-commercial! Jean Heffer a cité dans sa présentation le célèbre passage de Notes on the State of Virginia (rédigé en 1783-1784) dans lequel Jefferson explique que:


Ceux qui travaillent la terre forment le peuple élu de Dieu, si Dieu a jamais eu un peuple élu; c'est dans leur sein qu'Il a pris soin de placer plus particulièrement la vertu réelle et authentique. Là est le foyer dans lequel il entretient cette flamme sacrée, qui autrement pourrait disparaître de la face du globe. La corruption morale de la masse des cultivateurs est un phénomène qui ne s'est jamais rencontré dans aucun âge historique; ni aucune nation. Cette corruption est la marque de ceux qui ne comptent pas sur la Providence et sur leur propre terre et leur propre travail, comme le font les agriculteurs, pour assurer leur subsistance, mais fonr dépendre celle-ci des hasards et des caprices de leur clientèle. La dépendance engendre la soumission et la vénalité, étouffe les germes de la vertu, et forme des instruments aptes à servir les dessins de l'ambition. Ceci, le résultat naturel du progrès des arts, a parfois été retardé par des circonstances accidentelles; mais en général, dans un Etat donné, la proportion de l'ensemble des autres classes de citoyens par rapport aux agriculteurs, est la proportion de membres malades par rapport aux membres sains, et un bon baromètre du degré de corruption dudit Etat.

[Those who labour in the earth are the chosen people of God, if ever he had a chosen people, whose breasts he has made his peculiar deposit for substantial and genuine virtue. It is the focus in which he keeps alive that sacred fire, which otherwise might escape from the face of the earth. Corruption of morals in the mass of cultivators is a phaenomenon of which no age nor nation has furnished an example. It is the mark set on those, who not looking up to heaven, to their own soil and industry, as does the husbandman, for their subsistance, depend for it on the casualties and caprice of customers. Dependance begets subservience and venality, suffocates the germ of virtue, and prepares fit tools for the designs of ambition. This, the natural progress and consequence of the arts, has sometimes perhaps been retarded by accidental circumstances: but, generally speaking, the proportion which the aggregate of the other classes of citizens bears in any state to that of its husbandmen, is the proportion of its unsound to its healthy parts, and is a good-enough barometer whereby to measure its degree of corruption.]

(Thomas Jefferson, Notes on the State of Virginia, 1784, "Query XIX".)


Comme ce passage l'illustre abondamment, la notion d'échange marchand n'était pas connotée très positivement, loin de là, pour Jefferson et bon nombre de ses amis politiques, à commencer par Madison. La vertu politique était inversement proportionnelle au degré auquel un producteur "dépendait" des acheteurs, c'est-à-dire des marchands (la "clientèle" est en position d'imposer son "ambition" et d'exiger "soumission" et "vénalité" de la part des vendeurs; il ne s'agit donc pas de clients ordinaires!). Ni Jefferson ni quiconque ne rejetait le principe même du marché, et ne proposait quelque utopique autarcie; mais une grande méfiance régnait quand aux opérations de ce marché, et à ses conséquences sociales, en particulier du point de vue de l'aggravation des inégalités entre unités familiales de production (et non entre individus: le discours Jeffersonien, porté surtout par les planteurs du Sud et les colons de l'Ouest, s'accomodait fort bien de l'esclavage, de la spoliation des tribus indiennes, et des discours racistes qui les légitimaient).

Un retournement en plusieurs étapes a conduit le discours politique américain à se restructurer autour de l'éloge du marché, à partir de cette position rien moins que favorable. Mais ce retournement est relativement récent; il est l'œuvre du XIXe siècle. Dans un premier temps, dès après la période de l'Indépendance, une véritable contre-offensive idéologique, libérale et pro-marchande, a considérablement affaibli la portée pratique du discours jeffersonien. Dès 1830, le pouvoir marchand avait été significativement renforcé, et les modes de contrôle envisagés par les Jeffersoniens étaient devenus largement inopérants. Mais c'est surtout pendant la révolution industrielle, et après la Guerre de Sécession, que s'est élaboré un discours inverse, que l'on trouve sous une forme très structurée dans les écrits du millionaire et magnat de l'acier Andrew Carnegie, par exemple, ou d'une façon générale chez les partisans du Darwinisme social de Spenser; discours inégalitaire, anti-démocratique (mais encore méritocratique, sans doute encore en écho aux idéaux jeffersoniens), prônant le primat de l'économie sur le politique, la concurrence libre et parfaite, et le règne des "meilleurs", dans la tradition anti-jeffersonienne des "Hauts Fédéralistes" des années 1790-1800.

Ce n'est pourtant pas même directement ce discours de l'"Age du Toc" qui domine aujourd'hui, mais une synthèse encore plus récente, significativement différente, et que l'on peut probablement dater des années Reagan. La synthèse reaganienne reprend largement le discours économique du Darwinisme social, mais se rattache aussi à la tradition jeffersonienne, dans sa dimension égalitaire, populiste et anti-élitiste. Il s'agit d'un véritable syncrétisme anti-progressiste (d'ailleurs déjà en germe chez Carnegie lui-même, très hostile à toute idée d'héritage et de comportement dynsatique ou de caste), qui a atteint son point d'élaboration le plus achevé avec le retravail de la notion de "libre entreprise", conçue non plus seulement comme un outil de défense de la primauté des entrepreneurs, ce qu'elle était le plus souvent jusque dans les années 1950, mais comme l'expression d'une véritable égalité des chances, assurant un égalitarisme démocratique sur une autre base que celle, jugée niveleuse, de la tradition socialiste, voire même, dans ses incarnations les plus récentes, intégrant une dimension d'anti-racisme de principe. Et c'est dans le processus d'élaboration de ce discours, s'étendant en gros de la fin du XIXe siècle à nos jours, que le capitalisme, ou plutôt la libre entreprise, en est venu à jouer un rôle essentiel dans le modèle américain; ce rôle est donc un artefact historique récent, et ne reflète nullement quelque invariant supposé d'une également hypothétique "culture américaine".

Remarquons au passage, comme l'a rappelé Jean Heffer, que la notion de culture n'est de toute façon pas facile à manier historiquement. Le cliché n'est jamais très loin, et souvent trompeur. Par exemple, même aujourd'hui, dans quelle mesure peut-on vraiment considérer que la "culture américaine" est structurée par cette domination certesindiscutable, mais encore une fois relativement récente, des discours sur une "libre entreprise" qui n'a rien à voir avec celle de Jefferson, et que même Carnegie trouverait étrange à plus d'un égard? Si l'on mesure le capitalisme à l'aune de la concurrence individualiste tournée vers le profit, comme c'est souvent le cas, quoi de plus capitaliste que la queue à la française, comparée aux queues américaines? Le conducteur français n'est-il pas plus agressivement concurrentiel que le conducteur américain? Et sur un mode moins plaisant, le système scolaire français, ou les rapports d'entreprise en France, ne sont-ils pas infiniment plus orientés par une compétition permanente, que leurs équivalents américains? Lequel des deux pays est le plus "capitaliste" dans sa "culture"?

Au total, parler de culture capitaliste à propos des Etats-Unis, c'est commettre une double confusion. Confusion entre capitalisme et marché d'abord; du fait de leur histoire particulière, les Etats-Unis connaissent des discours politiques profondément marqués par un passé d'économie de marché concurrentielle en train de devenir lointain, et l'on pourrait même arguer que de ce point de vue le dicours politique dominant est plus archaïque que moderniste. Culture marchande, oui, culture capitaliste, pas forcément, et la meilleure preuve en est la difficulté avec laquelle les Etats-Unis mettent en place des structures pourtant essentielles au bon fonctionnement du capitalisme contemporain, comme un système de santé suffisamment efficace pour assurer le bon état physique de la main-d'œuvre, ou un système de formation compétitif, centré sur l'acquisition et l'approfondissement rapide de méthodes efficientes. Le fait que ces vérités premières soient souvent passées plus ou moins sous silence depuis une vingtaine d'années renvoie à une conjoncture politique particulière et non à un mouvement de fond.

Cette conjoncture nous conduit droit à une deuxième confusion, moins historique et plus contemporaine, entre une certaine vision politique des Etats-Unis, et l'économie politique réelle des Etats-Unis. Cette vision politique du pays comme terre de la libre concurrence, de la libre entreprise, du marché libre, etc., s'est construite progressivement à partir de la fin du XIXe siècle, et n'est pas la seule vision possible. Comme toute description politique, elle est en partie correcte: les Etats-Unis sont aussi une terre de libre concurrence, etc. Mais les visions concurrentes, néo-madisonienne par exemple (souvent — mal — taduite en français par le terme de "communautarisme"), ou néo-jeffersonienne "de gauche", ou protestante calviniste ou piétiste (avec des versions aussi bien à l'extrême-droit qu'à l'extrême-gauche...), ou raciste post-esclavagiste, sont tout aussi importantes. La vision politique actuellement dominante, et que l'on peut largement qualifier de Reaganienne, ne doit pas être confondue avec une description scientifique de la "culture" américaine, à supposer qu'une telle entreprise soit possible. Elle en traduit en partie la réalité actuelle, mais en partie seulement; vu le succès commercial de "Dilbert", il est difficile de soutenir que la masse de la population américaine partage la fascination de ses élites pour les entrepreneurs capitalistes. Et ce serait commettre une faute historique que de projeter rétrospectivement cette vision déjà partielle sur des périodes passées caractérisées par des comportements bien différents.

1 George H. W. Bush, "A New Breeze is blowing", Adresse inaugurale, 20 janvier 1989.

2 Daniel Boorstin, The Americans, 1958, 1965, 1973; Walt W. Rostow, The Stages of Economic Growth, 1962; Samuel P. Hays, Building the Organizational Society, 1972.

3 Dans la Economic History of the United States, manuel standard des années 1950 et 1960, le volume correspondant aux années 1820-1860 était intitulé "la révolution des transports", le volume précédent "l'émergence d'une économie nationale". George R. Taylor, The Transportation Revolution, 1951; Curtis P. Nettels, The Emergence of a National Economy, 1962.

4 Michael Merrill, "Cash is Good to Eat: Self-Sufficiency and Exchange in the Rural Economy of the United States", Radical History Review, hiver 1977; Henretta, "Families and Farms: Mentalités in Pre-Industrial America", William And Mary Quarterly, janvier 1978. On trouvera la bibliographie correspondante dans Allan Kulikoff, "Households and Markets: Toward a New Synthesis of American Agrarian History", William & Mary Quarterly, avril 1989; Richard L. Bushman, "Markets and Composite Farms in Early America", William & Mary Quarterly, juillet 1998; Martin Bruegel, Farm, Shop, Landing, 2000.

5 Margaret Newell, From Dependency to Independence, 1998; argument parallèle pour la période de l'Indépendance et de la jeune République dans Joyce Appleby, Capitalism and a New Social Order, 1984.

6 Argument utilisé par Guillaume Daudin, Commerce et prospérité, 2005; mais cf. aussi toute une série de tables rondes récentes sur l'économie Atlantique, en particulier "The Atlantic Economy in an Era of Revolutions", dir. Cathy Matson, William and Mary Quarterly, juillet 2005; "Networks in the Trade of Alcohol", dir. Paul Duguid, Business History Review, automne 2005; "Trade in the Atlantic World", dir. John J. McCusker, Business History Review, hiver 2005.

7 T. S. Ashton, The Industrial Revolution, 1948; David Landes, Prometheus Unbound, 1969.

8 Pat Hudson, The Industrial Revolution, 1992; Maxine Berg, The Age of Manufactures, 1994; et pour une approche économétrique Peter Temin, "Two Views of the British Industrial Revolution", Journal of Economic History, mars 1997.

9 Débats poursuivis de nos jours avec tébacité, mais de moins en moins d'écho, en particulier dans les pages du Journal of Economic History: cf. N. F. R. Crafts, "Productivity Growth in the Industrial revolution: A New Growth Accounting Pespective", Journal of Economic History, juin 2004; C. Knick Harley et N. F. R. Crafts, "Simulating the Two Views of the British Industrial Revolution", Journal of Economic History, septembre 2000; Peter Temin, "A Response to Harley and Crafts", Journal of Economic History, septembre 2000 (etc...); et il faut ajouter des publications tout aussi régulières dans la Economic History Review et dans Explorations in Economic History.

10 Winifred Rothenberg, From Market-Places to a Market Economy, 1992; Newell, op. cit., 1998; Christopher Clark, The Roots of Western Capitalism, 1990; Gerald F. Reid, "The Seeds of Prosperity and Discord: The Political Economy of Community Polarization in Greenfield, Massachusetts, 1770-1820", Journal of Social History, hiver 1993; Thomas Wermuth, "New York Farmers and the Market Revolution: Economic Behavior in the Mid-Hudson Valley, 1780-1830", Journal of Social History, automne 1998. Pour l'expression du consensus actuel, cf. Bushman, op. cit, 1998; Bruegel, op. cit., 2000.

11 Un terme popularisé par Charles Sellers, The Market Revolution, 1991, mais critiqué par Bushman, op. cit., 1998; cf. aussi Stephen Conway et Melvyn Stokes, The Market Revolution in America, 1996.

12 Alfred D. Chandler Jr., La Main visible des managers, 1988 [1977], p. 31.

13 Stuart Blumin in The Cambridge Economic History of the United States, vol. 2, The Long Nineteenth Century, 2000, p. 815, 853, 857

14 David R. Meyer, The Roots of American Industrialization, 2003

15 Pour une présentation plus détaillée de ce débat, cf. Pierre Gervais, “L'impensé du marché. Approches du développement économique aux Etats-Unis (XVIIIe-XIXe siècles)”, Revue de Synthèse, automne 2006; également Les Origines de la révolution industrielle aux Etats-Unis, 2004

16 Robert J. Steinfeld, The Invention of Free Labor, 1991, fait remarquer que l'idée même de travail "libre" est relativement récente, et n'est devenue dominante qu'après 1850.

17 Les travaux des chercheurs les plus persuadés de l'ancienneté des pratiques de contrôle des coûts ne reposent que sur des exemples dispersés, et révèlent nettement que ces pratiques étaient assez peu répandues: cf. Richard K. Fleischman et Lee D. Parker, What is Past is Prologue, 1997.

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