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Le base-ball aux Etats-Unis : deux problèmes d’histoire culturelle

Peter Marquis

(EHESS / IEP Lyon)

peter.marquis@laposte.net

Atelier Amérique du Nord. ENS-LSH, Lyon. Jeudi 26 avril 2007

Jean Paul Gabilliet dans sa présentation ici même sur l’histoire des cultures savantes et des cultures populaires aux Etats-Unis a montré que les deux catégories étaient opérantes sur le long terme pour l’historien du culturel. Mais il a su souligné également qu’on ne saurait penser ces catégories de manière hermétiques et qu’à de nombreuses occasions elles se chevauchent et se superposent, surtout avec l’adjonction de la catégorie culture de masse.

Je me propose dans la présentation qui vient d’apporter une nouvelle lumière à ce tableau déjà bien fourni en me penchant sur la question des sports dans la culture américaine, et en particulier du base-ball, sport américain s’il en est. Plus précisément, je parlerai de deux moments clés, qui posent problème pour l’historien du culturel. Ce sont deux moments choisis pour la tension qu’ils illustrent entre culture des élites et culture populaire, tension qui se mue, en réalité, en zone de contact et de coexistence, plus ou moins pacifiques, de ces deux pôles.

Tout d'abord je montrerai que, des années 1840 aux années 1870, un ethos victorien inspiré de l’aristocratie britannique a persisté au sein des classes moyennes urbaines qui ont fondé le base-ball.

Dans un deuxième temps, nous sauterons quelques années pour observer dans les années 1900 à 1920, les contacts complexes entre valeurs des élites sportives (comme le nationalisme), et celles du public (cristallisées sur la figure iconique de Babe Ruth).

1/ 1er moment : l’esprit gentleman en contact avec la rationalité capitaliste (1840-1870)

Temps de loisirs, naissance du base-ball et rapports de classes

Aux Etats-Unis les sports modernes, que l’historien A. Guttmann définit comme « compétition physique autotélique» pour les distinguer des jeux anciens, sont apparus au milieu du 19ème siècle, parallèlement à la naissance du temps libre. Alors que dans le régime préindustriel, le travail était souvent intégré à la sphère domestique (travail à la maison, apprentissage, etc), l’ère capitaliste, en établissant un lieu de valeur entre salaire et productivité, isole le travailleur salarié de son lieu de vie. En donnant naissance au productivisme rationnel, le capitalisme de l’époque victorienne sépare le travail et le domestique, et par conséquent, désigne des moments alloués au non-travail, c’est-à-dire aux loisirs. Avec l’urbanisation – en 1860, dix villes comptaient plus de 100 000 habitants – apparut la figure du travailleur de la classe ouvrière, célibataire, aliéné de ses racines familiales ou rurales, qui se divertissait dans les tavernes, les théâtres populaires ou les salles de combat de coqs dans le Bowery à New York par exemple1.

Fruit de ce contexte à la fois industriel et urbain, le base-ball, tel que l’on connaît aujourd’hui, vit le jour dans les années précédant la Guerre de Sécession. En effet, contrairement à la légende qui circule depuis le début du 20ème siècle, le base-ball n’est pas né en 1839 sur un champ de Cooperstown, bourgade bucolique du nord de l’Etat de New York. Nous reviendrons sur les circonstances de cet acte de naissance fictif. L’origine du sport est bien urbaine, new-yorkaise même.

Issu de formes anciennes de jeu de battes et de balle, tels le town ball ou le rounders, le base-ball moderne fut « inventé » en 1845 par Alexander Cartwright, un humble guichetier de banque. Avec ses amis employés de bureau (clerks), vendeurs, négociants ou comptables, il fonda en 1845 un fraternité, baptisé « Knickerbockers » en hommage aux colons hollandais. Il organisa des matches sur un terrain vague de Manhattan, puis dans l’autre côté de l’Hudson River à Hoboken dans le New Jersey. Enfin il codifia les règles du base-ball et dessina la topographie du diamant moderne2.

Sur le modèle des New York Knickerbockers de Cartwright, d’autres clubs ou « fraternités » s’organisèrent au point que le base-ball connut alors un grand essor et dépassa le cricket en popularité. En 1855, Brooklyn était en passe de perdre son surnom de « cité des clochers » pour celui de « cités des équipes de base-ball ». Six ans plus tard, on comptait 200 équipes sur toute la région de New York Les petits marchands, les employés en col blanc s’adonnaient au base-ball sans retenue, parfois pendant leur pause déjeuner. Les classes les plus riches, elles, regardaient ce sport avec dédain, et préféraient le yachting, les courses hippiques, le polo, le tennis ou le golf, sports coûteux plus propices à l’ostentation de leur capital économique. A contrario les plus démunis des travailleurs, surtout les journaliers sans qualification, n’étaient pas enclins à s’adonner au base-ball, faute d’argent ou d’inclination à se mêler aux classes moyennes. A ses origines, le base-ball fut donc façonné par une classe moyenne composée d’employés du tertiaire (clerks, indépendants, artisans qualifiés), cols blancs inférieurs et cols bleus supérieurs, pour reprendre la terminologie américaine, mais tous produits de la modernité capitaliste naissante.3

Un ethos de classe

Disposant d’assez d’argents et de temps libre, ces membres de la classe travailleuse élevée, fondèrent de nombreux clubs, qui étaient plus que des simples équipes sportives, mais des clubs au sens des « social clubs » britanniques. Par exemple, les Brooklyn Eckfords, composés d’artisans ferronniers et de mécaniciens qualifiés, virent le jour en 1854. Ses membres étaient triés sur le volet en fonction de leur appartenance à cette catégorie socio-profesionnelle des artisans qualifiés et des employés. Ils adoptaient un code de conduite de gentleman (pas de vulgarité, pas de femme), et ils se réunissaient plus souvent autour d’un bon repas pour discuter que sur un terrain de base-ball. Les rares « matches » témoignaient d’un ethos de gentleman: il fallait trouver une autre fraternité du même niveau (cf. sens du mot match: faire la paire), rédiger une mise en défi formelle, et une fois la partie terminée, faire l’éloge du vainqueur et lui offrant la balle du match. Le « club » avait donc une fonction sociale assez nette : fournir le cadre à une sociabilité sélective tout en mettant en avant l’exercice physique, la mise en scène de soi dans un groupe (chaque équipe se faisait coudre des costumes avec insignes et noms brodés) et, une sorte de conscience de classe liée à la fierté professionnelle. A cet égard, une autre équipe de Brooklyn, les Excelsiors brandissaient, sur les photographies officielles, leurs battes avec le même sérieux qu’ils tenaient leurs outils de travail4.

Nous voyons donc que par cet appareil formel assez strict le base-ball des années d’avant la Guerre de Sécession empruntait plus aux mœurs victoriennes qu’aux pratiques « modernes » issues du capitalisme. Cela illustre la survivance d’un ethos de classes supérieures (très clairement ici l’aristocratie britannique) au sein même d’une activité née des aspirations de loisir et de distinction sociale provenant de la frange inférieure de la classe moyenne urbaine, composée d’employés et d’artisans.

L’éthos victorien mis à mal

Toutefois la coexistence pacifique entre ces deux pôles (victorianisme et modernité) fut rapidement mise à mal par un troisième facteur : l’accélération de l’engouement pour le base-ball. La première association nationale de joueurs, fondée en 1857, comptait 10 ans plus tard 300 clubs dans son giron, dont au moins un tiers dans l’agglomération new-yorkaise. Cet essor prodigieux et la concentration géographique s’expliquent par l’existence de nombreux journaux à New York, dont les deux hebdomadaires sportifs du pays, le Clipper et le Porter’s Spirit of the Times. Profitant de la révolution du télégraphe, ils diffusaient les compte-rendus de match dès le lendemain, dans un jargon haut en couleur, saturés d’idiomes et des statistiques. Le Clipper contribua particulièrement à la diffusion du base-ball en ajoutant en fin de numéro des conseils pour organiser un club. La révolution des médias joua à plein également pour assurer la diffusion du base-ball à l’Ouest (à l’époque Chicago ou St. Louis) comme l’illustre les ventes record du manuel de vulgarisation d’Henry Chadwick, Beadle’s Dime Base-ball Player, qu’on estime à 50 000 exemplaires 5.

Conflits de classe

Pris dans un processus de diffusion à grande échelle, le base-ball attira de plus en plus de fans des classes inférieures, travailleurs immigrés, non qualifiés et journaliers, dont les rapports avec l’ancienne garde victorienne ne fut pas toujours pacifique. Ainsi, la série des 3 matchs en 1871 entre les Excelsiors et les les Atlantics fut le théâtre de nombreux incidents malgré la présence 100 policiers : le dernier match vit les Excelsiors, partisans d’un contrôle des passions très victoriens, quitter le terrain sous les jets de pierre des supporteurs des Atlantics, composé de cols bleus irlandais catholiques dont la presse fustigea le goût prononcé pour la bière6. A cet égard, l’historien du base-ball, Benjamin Rader, explique que dans les années 1870, émergea une culture de la victoire mettant très nettement au deuxième plan l’éthique du fair play, propre à l’idéal victorien. De plus en plus de joueurs contestaient les décisions de l’arbitre, d’autres exploitaient les vides dans les règles pour tenter de blesser l’adversaire. Soucieux de maintenir le base-ball parmi les sports de gentleman, les clubs fondateurs sanctionnèrent l’usage d’injures dans les vestiaires et allèrent même jusqu’à faire appel à des femmes, réputées, selon la pensée victorienne, pour leur talent de « régulateur social dans la joie de l’amusement, afin de l’empêcher de devenir trop indiscipliné » comme l’écrit le Clipper7.

Parallèlement, l’édifice de l’amateurisme, prônant la nécessaire séparation de l’argent et du sport, se fendilla lui aussi en plusieurs points au long des années 1860. D’abord, les pratiques illégales de paris sur l’issue des matches (gambling) se firent plus nombreuses dans le base-ball (jusqu’alors monnaie courante dans la boxe ou la course à pied). Deuxièmement, les équipes les plus compétitives rétribuaient certains de leurs joueurs vedettes, comme James Creighton, par des salaires déguisés en prime pour contourner l’oukase de l’Establishment. Enfin, dès 1862, on se mit à clôturer les enceintes sportives afin de pouvoir faire payer un droit d’entrée (le premier fur W. Cammeyer, ouvrant à Brooklyn un « Union Grounds » de 1500 places)8

En 1869, le sort de l’amateurisme était scellé, comme l’illustre la tournée très populaire des Cincinnati Red Stockings. Née dans un cabinet d’avocats, cette équipe fut la première équipe entièrement composée de joueurs salariés, financés par des fonds privés. Imbattue pendant 75 matches et presque un an, l’écurie de Harry Wright, ancien joueur de cricket, voyageait en train de ville en ville, signe de richesse et de modernité. En visite à Washington elle reçut même les honneurs par le Président Grant. Une telle reconnaissance et un tel succès financier poussa beaucoup de petits hommes d’affaires (commerçants, gérants de saloons, employés supérieurs) à investir dans le base-ball. La professionnalisation était donc déjà dans les esprits quand en 1876, dans les salons du Grand Central Hotel, « plus grand hôtel d’Amérique »9, une demi douzaine de notables fondèrent la National League of Professional Base-ball Clubs, qui deviendra sans tarder la plus puissante institution sportive des Etats-Unis, rivalisant avec la ligue concurrente, l’American Association (1881)10.

Pour conclure ce premier coup de projecteur sur un moment-problème de l’histoire du base-ball dans la culture américaine, je voudrais rappeler qu’il y a eut entre 1840 et 1870 une cohabitation de deux logiques opposées. D’un côté, l’esprit gentleman de la classe moyenne qui a donné naissance au base-ball ; de l’autre la rationalité de l’expansion commerciale du sport à l’ère capitaliste. La seconde logique a étiré, au point de les faire craquer, les mailles qui composait le costume de la première.

2ème moment : de 1900 à 1920, le base-ball en plein essor : entre valeurs des élites qui organisaient le sport (nationalisme) et valeurs du public (hédonisme et consommation)

Le base-ball à l’ère de la du commerce de masse

Dès la fin des années 1880, les bases furent jetées pour faire du sport en général et du base-ball en particulier une manne financière. Pour l’anecdote, c’est d’ailleurs à cette époque qu’apparurent les premières cartes à collectionner, alors incluses dans les paquets de cigarette. Plus substantiellement, avec la formation de ligues (1876 et 1881), les fabricants d’équipements sportifs se régalèrent des codes et des lois qui imposèrent des fournitures « officielles ». Troisième lieu d’intersection entre le base-ball et le commerce du tournant du siècle : les organisateurs de spectacle, aguerris ou novices, se mirent en étroite collaboration avec les investisseurs privés urbains, tels les promoteurs immobiliers, pour bâtir des stades d’environ 30000 places à des endroits stratégiques pour l’essor des transports collectifs (le métro de New York naquit en 1904) et des quartiers résidentiels. Entre 1909 et 1923, quinze stades de briques et de béton armé, une invention de l’époque, sortirent de terre dans les plus grandes villes de l’Est, du Sud et du Midwest11.


Sport universitaire et nationalisme

Mais le sport professionnel n’était pas encore un phénomène de masse. La presse – et donc le public – s’intéressait encore davantage aux sports universitaires (football, basket, hockey) qui, joués toute l’année, faisaient l’objet d’une forte mise en scène de rivalité inter-universités afin de susciter l’intérêt du plus grand nombre. Cette vitalité se traduisait sur les terrains des grandes compétitions internationales. Aux Jeux Olympiques de 1904 à St. Louis, les « intellectuels » américains des plus grands universités remportèrent 23 des 25 épreuves d’athlétisme, démontrant ainsi leur supériorité sur les universités britanniques. Pour beaucoup le sport était donc encore une affaire de morale, le lieu de la formation du caractère, qu’il soit individuel ou national12.

Issue d’un vaste courant de pensée qui idéologise le sport au début du 20ème siècle, la « Muscular Christianity » chère au Président T. Roosevelt ou au très impérialiste Henry Cabot Lodge, en est un exemple. Ce mouvement cherchait à utiliser le sport afin de redonner un souffle à une élite américaine que ces apôtres sentaient menacée par l’effémination immanente au monde moderne. Le sport, et en premier lieu le football universitaire (gridiron football), devait former la jeunesse à la défense de fierté nationale. Les « Rough Riders », ces protégés du président qui s’illustrèrent à la bataille de San Juan lors de la conquête de Cuba en 1898, témoignèrent du succès de cette doctrine, que Roosevelt appelait lui-même dans un discours célèbre « la vie ardente » (1899)13.

Le base-ball renaît comme sport national

Pétri dans le même creuset nationaliste, un homme offrit au base-ball une nouvelle naissance en 1911. Albert G. Spalding, joueur devenu équipementier devenu capitaine de l’industrie base-ball, publia un pamphlet intitulé Base-ball : The National Pastime où, sur 550 pages, il inventa de toute pièce l’origine américaine du base-ball en lui attribuant les qualités essentialistes qui fondent le destin exceptionnel de l’Amérique : bravoure, adresse, vitesse, contrôle de soi, fierté, individualisme, sens du collectif, etc. Contre l’avis d’éminents spécialistes (H. Chadwick), Spalding rejeta la possibilité que le base-ball fût dérivé du jeu anglais des rounders. S’appuyant sur une commission d’enquête ad hoc où figuraient deux sénateurs, il cita le témoignage, unique, d’un vieillard qui aurait vu un certain Abner Doubleday organiser le premier match de base-ball dans les vertes prairies de Cooperstown en 1839. Cadet de l’école militaire de West Point, héros de la Guerre de Sécession, Doubleday faisait figure sans aucun doute de meilleur père fondateur que le club new-yorkais des Knickerbockers. L’imposture fut révélée en 1839 par un bibliothécaire nommé Robert W. Henderson, l’année même où les caciques du base-ball se réunirent dans la fausse ville natale pour inaugurer le Temple de la Gloire du Base-ball (Baseball Hall of Fame), véritable Mecque de cette religion civile, jamais lasse de souligner les liens intrinsèques entre le sport et la génie de la nation américaine14.

Base-ball et culture populaire

Il est important de souligner qu’au moment même où Spalding et consorts marquaient de leur sceau élitiste le base-ball, ce sport devint réellement populaire, aux trois sens du terme. 1/ il fut embrasé par une population de plus en plus nombreuse, 2/ une population de plus en plus diverse socialement et 3/ surtout une population qui s’appropriait le spectacle sportif. De 1903 à 1908, le nombre de spectateurs dans les stades doubla, pour atteindre 7 millions15 . Le rendez-vous annuel des World Series, péniblement mis en route en 1903, fascinait les foules urbaines qui s’amourachaient jour après jour, article après article, de leur équipe locale. Des foules entières se massaient devant les tableaux géants montés sur les places qui annonçaient coup après coup l’avancée des matches. « Chaque agglomération, chaque ville, chaque village a son équipe de base-ball » écrit un journal de St. Louis en 1905. Les enfants s’adonnaient à la lecture de comic strips qui mettaient en scène les héros de l’époque et les initiaient aux rudiments du base-ball. Leur parent fredonnaient l’air « Take Me out to the Ball Game » composé en 1908 par l’artiste de vaudeville Jack Norwoth, devenu aujourd’hui l’hymne incontesté de ce sport. Signe que le base-ball saisit une grande partie de la population américaine, ou comme Scribner’s Magazine l’écrit qu’il « unit toutes les classes et tous les types d’hommes», le Président William Taft inaugura la saison 1910 en faisant le premier lancer, tradition qui perdure jusqu’à aujourd’hui16.

Le scandale de 1919

C’est à la lumière de cet engouement populaire que je propose de lire ce que certains ont appelé « la perte d’innocence du base-ball », à savoir le scandale des Black Sox de 1919. En réalité, c’est une banale histoire de corruption : de petits escrocs bookmakers avaient promis à huit joueurs des Chicago White Sox (rebaptisés Black Sox pour l’occasion) un confortable appoint à leur maigres salaires s’ils s’arrangeaient pour perdre les World Series de 1919 face aux Reds de Cincinnatti. Ce qu’ils firent, sans recevoir l’argent toutefois. Un journaliste zélé remonta la piste et en 1920, le scandale éclata. Non pas que les paris illégaux étaient absents du base-ball, mais jusque là ils étaient restés hors de la sphère des médias de masse. La presse nationale fit ses choux gras de l’affaire, éclipsant même les élections présidentielles entre Cox et Harding. Des centaines d’articles déploraient la perte d’innocence du sport roi ainsi que la désillusion du public, surtout des enfants. Francis S. Fitzgerald a d’ailleurs bien saisi l’esprit du temps quand il fait dire à un des ses personnages dans Gatsby le Magnifique : « Il ne m’est jamais venu à l’idée qu’une personne puisse jouer avec la foi de 50 millions de personnes et ce avec la simplicité d’esprit d’un cambrioleur forçant un coffre fort » (original : it never occurred to me that one could start to play with the faith of fifty million people – with the single-mindedness of a burglar blowing a safe) 17

Si l’émoi populaire fut grand, la réaction par les instances du base-ball fut monumentale. Soucieux d’œuvrer pour l’exemplarité, un grand jury se saisit de l’affaire et rappela que « le base-ball était plus qu’un sport national, mais une institution nationale » avant de préciser qu’il servait d’école de la vertu à des millions de jeunes privés de service militaire, c’est pourquoi il ne saurait tolérer la tricherie ou l’individualisme exacerbé18. Le procès, instruit en août 1921, tenta de prolonger cet esprit de croisade, mais contre toute attente, en raison d’insuffisances de preuves et de lois interdisant les paris dans le sport, le jury se prononça en faveur de l’acquittement des huit joueurs impliqués. A l’annonce du verdict, les spectateurs de l’audience applaudirent et portèrent les joueurs en triomphe sur leurs épaules. La fête se prolongea jusqu’au lendemain matin dans un restaurant du West Side de Chicago19.

Sens

Que nous dit cette anecdote ? Que le public en voulait plus aux corrupteurs qu’aux corrompus et était prêt à pardonner, que la croisade morale des instances du base-ball n’avait pas trouvé d’écho dans un grand public soucieux de faire continuer le spectacle. A en juger par ces réactions, les valeurs élitistes et républicaines venues d’en haut se heurtèrent aux sensibilités de la base des fans de base-ball. Mais les premiers eurent le dernier mot : l’ancien juge fédéral Kenesaw Moutain Landis, devenu Commissaire Général du Base-ball, contredit le jugement civil et bannit des terrains les huit joueurs. Plus jamais ils ne joueraient au niveau professionnel20. Une telle insistance à faire régner l’ordre et l’autorité, en dépit des circonstances atténuantes pour les joueurs, souligne clairement la persistance d’un esprit moraliste dans le base-ball qui reflète bien le courant de pensée associant depuis la fin du 19ème siècle sport et réforme, activité physique et contrôle social. L’issue du scandale de 1919 souligne la divergence entre le public du base-ball, en quête de plaisir, et les gardiens du Temple comme Landis.

Dans les années 1900-1920, doctrinaires et experts sociaux en tout genre tentèrent donc d’imposer leurs idéaux en domestiquant les élans d’une culture sportive qui ces mêmes années connut un essor et une transformation majeurs.

Le base-ball à l’ère de la commercialisation intense

En effet, à partir des années 1920, le sport entre véritablement dans la sphère de la culture de masse, défini par l’historien de la culture M. Kammen comme « la culture disséminée aux moyens des médias de masse »21. Avec la première retransmission radiophonique en 1921 -- elle concernait le combat Carpentier-Dempsey à Jersey City – le sport fut rendu accessible à un plus grand nombre. Mais plus profondément, cette innovation technologique changea la nature même du sport : il passa d’un spectacle collectif direct à un spectacle individuel vécu par procuration. De plus, avec le passage à l’ère de la radio, les annonceurs s’invitèrent dans la négociation des contrats entre station de radio, ligue professionnel et équipe, au premier rang desquels les marques dites masculines comme Gillette ou Chesterfield qui sponsorisaient en particulier les programmes de base-ball. Désormais derrière chaque spectateur ou simple amateur, on, voyait un consommateur. La radio (possédée par 10 millions d’Américains en 1928 sur 120 mil), la presse, puis la télévision à partir de 1938 ont fait et défait des dizaines de stars dans les années 20 : les boxeurs Jack Dempsey et Gene Tunney, qui s’affrontèrent devant plus de 100 000 personnes, Red Grange pour le football, Big Bill Tilden au tennis et Johnny Weismuller, futur Tarzan, en natation22.

L’icône Babe Ruth

C’est dans ce contexte qu’apparaît un phénomène incontournable des années 20 : George Herman Ruth, dit Babe Ruth. Fils d’immigrés allemands, envoyé dans un orphelinat de Baltimore pour mauvaise conduite, il est repéré par un prêtre amateur de sport et se retrouve à 19 ans comme lanceur, gaucher, chez les Boston Red Sox. Six ans plus tard, en 1921 il est acquis par les New York Yankees contre la somme colossale à l’époque de 125 000 $ plus une prime de 300 000 $23. En très peu de temps il devint un héros national et populaire. En premier lieu, ses exploits hors du commun sur le terrain (il était le roi du home-run, en frappa jusqu’à 60 par saison) lui valurent une réputation de demi-dieu intouchable. Chaque saison il battait son propre record. Le public venait au stade simplement pour le voir dispenser sa force… ruthienne ! (adjectif ruthian). Comble de son arrogante maîtrise, en 1932 il indiqua même le lieu des gradins où il dirigerait sa frappe. Deuxièmement sa personnalité était, comme l’écrit l’historien B. Rader, « l’exact opposé du monde dominant du travail à la chaîne, des bureaucraties et du management scientifique. Il était l’antithèse de la rationalité et de la science » 24. Alors que les vedettes qui l’ont précédé concentraient leur jeu sur les lancers et la subtilité des combinaisons dans l’infield, Ruth ne jurait que par les frappes lointaines. Prenant à contre-pied les amateurs d’un base-ball scientifique ou d’expert, il incarnait la préférence que le public vouait au héros, à la force brute, aux décisions rapides et décisives25.


Ce portait type de l’hédoniste sur un terrain de base-ball était relayé par l’appareil médiatique toujours prompt à tracer des comparaisons entre sa vie privée et sa vie publique. Babe Ruth fut un des premiers héros des médias de masse : on soulignait son appétit de vie, les 12 œufs qu’il engloutissait au petit déjeuner, sa consommation ostentatoire d’alcool en pleine Prohibition, son goût prononcé pour les cigares et les belles femmes. Grand dépensier, toujours en conflit avec la direction des Yankees et de la ligue qu’il lui somma maintes fois d’adopter une attitude de gentleman, il fut surnommé Il Bambino ou simplement Babe pour sa personnalité insouciante et instinctive. Il appelait le président « Pres » et fit une tournée de 20 semaines avec une troupe de théâtre. Enfin, il fut une des premières vedettes à être complètement prise en charge par un imprésario, Christy Walsh, qui associa son nom à une vingtaine de produits, des vêtements de mode aux cigarettes, des voitures de sport aux savons pour bébé, du matériel sportif aux céréales de petit-déjeuner26

Surhomme ou simple homme-sandwich ? Peu importe le regard qu’on porte sur lui, à maints égards, Ruth incarne l’aspect le plus connu du « Jazz Age », ces années 20, ces roaring twenties ou « années folles » qui célébraient le culte de la jouissance immédiate des plaisirs, la légèreté d’être, née, pour certains, des tourments des la première guerre mondiale, les changements sociaux, comme l’émancipation des femmes, ou encore l’avènement de la société de consommation et d’acquisition.

Ruth dans la tension des années 20

Cette « obsession pour le sport », pour reprendre le mot du journaliste F. L. Allen en 1929, qui caractérise le grand public des années 20 s’intègre dans une débat qui eut lieu à l’échelle de la société entre deux revendications contradictoires : le contrôle et le lâcher prise. Mark Dyreson, historien de la culture, écrit à cet titre en 1989, que les années 20 marquent le passage de « l’âge de l’athlétisme » à « l’âge du jeu ». Le premier est marqué par un réformisme progressiste et républicain qui cherche à instrumentaliser le sport à des fins morales. Associant l’énergie dégagée par les industries et l’industrialisation à l’énergie du sportif, un grand nombre de ces penseurs/ réformateurs ont soutenu, selon Dyreson, que les forces du sport pouvaient être utilisées comme principe ordonnant de la modernité. Facteur d’ordre, par les règles et les conduites qu’il sous-tend, le sport aurait servit la cause d’une société conservatrice, fondée sur la permanence et le contrôle de soi27.

On voit sans mal comment l’apparition d’un engouement massif pour le base-ball, et qui plus est pour un héros jouisseur de son temps comme Babe Ruth, a battu en brèche les principes victoriens des élites sportives américaines.

Lieu de tension entre une aspiration victorienne et réformatrice et une philosophie du jeu fondée sur la consommation des loisirs, le sport, le base-ball en particulier, si on l’étudie de près dans les années 1900 à 1920 révèle la profonde renégociation qui eut cours entre la culture des élites, la culture populaire et les médias de masse. Le base-ball apparaît à cet égard comme un espace marqué par le conservatisme des dirigeants en contact avec une grande diversité et une grande autonomie de réception de la part du public.

Conclusion

L’étude contextualisée du « phénomène social total » qu’est le sport, pour emprunter à M. Mauss, souligne que la superposition des cultures, la mouvance des goûts et des sensibilités, la constante négociation entre cultures du haut et cultures du bas, toutes trois caractéristiques des sociétés ouvertes, se sont aussi jouées dans l’arène sportive.

1 Allen Guttmann, A Whole New Ball Game, Chapel Hill, Univ. of North Carolina Press, 1988, 2 ; au sujet du sport et du capitalisme au 19ème siècle voir Elliot J. Gorn, « Sports Through the Nineteenth Century » in Encyclopedia of American Social History, New York, Simon and Schuster, 3 vol., 3 : 1627-1641.

2 Benjamin Rader, Baseball, A History of American Game, Urbana, Univ. of Illinois Press, 1994, 3

3 Ibid, 5-7

4 Ibid, 9.

5 sur l’expansion, ibid. 5 ; sur la presse, ibid, 11

6 Ibid, 17-18

7 Ibid, 18-19

8 Rader, Baseball, 19-21 ; pour W. Cammeyer, Ellen Snyder-Grenier, Brooklyn ! An Illustrated History, Philadelphie, Temple Univ. Press, 1996, 225-6.

9 New York Tribune, 11 nov. 1889.

10 Sur la tournée,  Rader, Baseball, 25; Benoît Heimermann, Les Gladiateurs du Nouveau Monde, Histoire des sport aux Etats-Unis, Paris, Découverte Gallimard, 1990, 50-1.

11 Heimermann, Gladiateurs, 35; Rader, Baseball, 19-21 et pour les stades, 85.

12 Heimermann, Gladiateurs, 61.

13 Warren Goldstein, « Sports in the Twentieth Century », Encyclopedia of American Social History, New York, Simon and Schuster, 3 vol.

14 Sur Spalding voir Rader, Baseball, 83-84 ; site web du Hall of Fame : www.baseballhalloffame.org ; une exposition nomade souligne ces liens, www.baseballasamerica.org.

15 Steven Riess, Touching Base, Professional Baseball and American Culture in the Progressive Era, Urbana, Uni. of Illinois, Press, 1999 (1983), 5

16 Rader, Baseball, 82-83

17 pour la citation, Rader, Baseball, 99.

18 Ibid, 105

19 Ibid, 105

20 Ibid, 106.

21 Michael Kammen, American Culture, American Tastes, New York, Basic Books, 1999, 4.

22 Heimermann, Gladiateurs, 94.

23 Rader, Baseball, 119.

24 Rader, Baseball, 119

25 Benjamin Rader, « Compensatory Sport Heroe : Ruth, Grange and Dempsey » Journal of Popular Culture 16, Printemps 1983, 11-22

26 Rader, Baseball, 121; Goldstein, « Sports », 515 ; Heimermann, Gladiateurs, 79

27 Mark Dyreson, « The Emergence of Consumer Culture and the Transformation of Physical Culture : American Sport in the 1920s», Journal of Sport History, Vol.16, No. 3, hiver 1989, 261-2 ; 275-6.

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