Séance 8 – Jeanne Bouvier, Une ouvrière à Paris à la fin du XIXe siècle







A l’atelier [de chapellerie], je trouvai des jeunes filles de mon âge. Je fus tout de suite liée avec l’une d’elles et nous ne nous occupions guère de ce que faisaient ou disaient les autres ouvrières. Je restai quinze jours au pair, au bout de quoi je fus mise à mes pièces ; cette profession était en partie exercée aux pièces. Je me mis vite au courant et je commençai à gagner raisonnablement ma vie. En bonne saison, mes semaines allaient de 30 à 40 francs, et quelquefois 45 francs, pour redescendre à douze ou quinze francs en morte-saison. Cette spécialité du vêtement avait été très bonne ; les ouvrières y avaient gagné largement leur vie, mais une crise la menaçait au moment où je devenais ouvrière.

Mes cousins étaient de braves gens, mais il y avait un manque d’organisation intérieure qui était une ruine. Ils aimaient une bonne table, une table de gens très riches ; les meilleurs morceaux étaient toujours sur la table, et tout l’argent gagné passait en bombances, sans souci du lendemain. Je payais une pension fixe, mais tous les dimanches il fallait que j’offre ceci, cela. Lorsque mes semaines étaient élevées je dépensais tout, et lorsque j’étais en morte-saison je ne gagnais pas de quoi payer ma pension et je m’endettais, si bien que je ne réussissais pas à m’habil1er convenablement. De plus, jamais une sortie, jamais une distraction ; rien qu’une bonne table ! Je m’inquiétais de cet état de choses lorsqu’un jour, à la suite d’une discussion pour un motif quelconque, je quittai mes cousins. Je partis avec ce que j’avais sur moi et très peu d’argent en poche.

J’allai louer un cabinet meublé dans un hôtel. Ce cabinet était sordide, mais je ne voulais dépenser que très peu d’argent. Il me coûtait trois francs de location par semaine. C’est tout ce que je pouvais payer, car il fallait que je m’achète du linge toutes les semaines pour arriver à en avoir de rechange. Tous les samedis, pendant trois ou quatre semaines, je m’achetai une chemise à 1,55 franc, un mouchoir à 0,20 franc, un pantalon à 1,75 franc, une paire de bas à 0,55 franc, soit 3,75 francs, et avec ma location 6,75 francs.

J’avais organisé ma nourriture de la façon suivante : le matin, je prenais un pain de 5 centimes et 5 centimes de lait (le lait valait 20 centimes le litre), soit 10 centimes pour mon petit déjeuner. A midi, je prenais mon repas avec les ouvrières de l’atelier et là je ne voulais pas avoir l’air de me priver ; j’avais peur que mes privations viennent aux oreilles de mes cousines. Elles se seraient moquées de moi. Je prenais donc un ordinaire de 50 centimes, composé de bœuf bouilli avec légumes, et du bouillon. Je mangeais le bouillon dans lequel je mettais quantité de pain, puis les légumes, et je gardais le bœuf pour le soir. Je complétais ce repas avec une portion de fromage. Ma dépense se composait comme suit : bouillon et bœuf 0,50 franc. Vin : 0,20 franc. Pain: 0,15 franc. Fromage: 0,15 franc. Soit 1 franc. Le soir j’achetais 0,10 franc de pain pour manger mon bœuf. Ma nourriture journalière me revenait à 1,20 franc. Ma dépense hebdomadaire en nourriture était de 8,40 francs, ce qui faisait, avec le linge et le logement un total de 15,15 francs. Je gagnais plus de 15,15 francs, mais je voulais faire des économies pour pouvoir me mettre chez moi, avec un lit à moi. Je ne voulais pas rester à l’hôtel.

L’hôtel me répugnait d’autant plus qu’il était crasseux et mal fréquenté. Je ne pouvais pas nettoyer ce cabinet comme je l’aurais fait si j’avais été chez moi. Le dimanche, je lavais mon linge. Je ne pouvais supporter le linge sale. Me priver de friandises ou de plaisir ne me faisait pas souffrir, mais me priver de propreté m’était intolérable. Je m’imposais tous ces sacrifices pour arriver à acheter le nécessaire pour me mettre chez moi [...]

Je m’imposai un régime de privation pour sortir de cette situation. J’économisais le plus que je pouvais. Grâce aux restrictions de tous les jours, je pus, au bout d’un certain temps m’acheter un lit bancal et une paillasse que je payai 10 francs, une couverture achetée à crédit 10 francs, deux chaises, une table, et un très vieux petit buffet, le tout 25 francs. Je m’étais acheté des torchons et des serviettes à 3,50 francs les six ; deux paires de draps de lit 14 francs, puis j’avais loué un cabinet. Le loyer payé d’avance et le denier-à-Dieu à la concierge coûtaient 30 francs. Ce cabinet était un affreux réduit mais il avait un avantage que j’appréciais beaucoup : il était propre. Les murs étaient blanchis à la chaux. Ce n’était pas confortable, mais j’étais chez moi. J’avais également acheté quelques objets de cuisine, quelques assiettes, ce qui me permettait de manger chez moi et de faire des économies pour ma nourriture.

Depuis quelques années je travaillais dans la chapellerie, qui était menacée d’une crise formidable par la fabrication des chapeaux de laine au lieu de feutre. Ces chapeaux de feutre de laine se vendaient 3,60 francs. Cette fabrication venant d’Angleterre, ce fut une ruine pour l’industrie chapelière, et le gain des ouvrières fut réduit. Le chômage s’accentuait et la misère grandissait.

J’avais, depuis quelque temps, changé de logement. J’étais un peu mieux, sans avoir l’indispensable qui, en l’occurrence, est une cheminée. Les chambres avec cheminée n’étaient pas à la portée de ma bourse. Je logeais toujours dans un cabinet sous les combles, éclairé par un vasistas, car les pauvres n’ont pas droit au chauffage. Le chauffage représentait pour moi un objet de luxe, et l’hiver, sans feu, on souffre beaucoup dans les mansardes. Mais il y a une chose dont le pauvre ne peut se passer, c’est de manger. Lorsqu’on habite un local sans cheminée, la préparation des aliments est difficile. Il faut les acheter tout préparés, ce qui augmente les dépenses.

A ce sixième étage, nous étions nombreux à habiter des logements sans cheminée. Nous avions trouvé un moyen de faire cuire nos aliments, sur un petit poêle à charbon de bois que nous mettions dans le couloir afin de ne pas être asphyxiés par les gaz qui s’en dégageaient. Pour nous procurer l’eau qui nous était nécessaire, nous étions obligés de descendre la chercher dans la cour. Tous les locataires de ce sixième étage étaient des travailleurs honnêtes et sobres et nous vivions dans une parfaite harmonie.

J’avais, grâce à une maison d’abonnement, remplacé mon lit bancal par un lit neuf, avec un sommier et un matelas, pour la somme de 70 francs. Je pouvais, avec ce lit de fer qui représentait pour moi un grand luxe, donner à mon étroit cabinet un petit air de coquetterie. [...]

La pauvreté des locataires de ce sixième étage les rendait solidaires les uns des autres ; nous nous rendions de mutuels services. Beaucoup d’entre eux étaient trop occupés, ou étaient incapables de raccommoder. Je n’avais jamais appris à coudre, mais malgré cela je me débrouillais assez bien et je pouvais faire des tabliers, des jupes, des caracos et des camisoles, ainsi que le raccommodage. Je gagnais quelque argent à ces travaux après ma journée de chapelière, journée qui devenait de plus en plus incertaine. [...]

La vie était très agréable dans ce sixième, grâce à la bonne entente de tous les locataires. C’était comme une grande famille ; lorsque l’un d’eux était souffrant, vite les autres s’empressaient de lui prodiguer des soins.

Nos distractions étaient rares en dehors de notre société ; nous sortions quelquefois ensemble et lorsque nous descendions, on aurait cru que c’était un régiment qui dévalait l’escalier ; nous allions à la fête foraine du quartier ; nous montions tous sur les chevaux de bois ; la fête se complétait par dix centimes de pommes de terre frites que nous mangions en nous promenant devant les baraques de la foire. Nous passions une belle soirée. Nous en parlions longtemps ! Cette dépense ne se renouvelait pas souvent, car elle nous aurait ruinés.

J’ai habité ce sixième plusieurs années. J’ai dû le quitter parce que le locataire qui me sous-louait le cabinet en eut besoin et me donna congé.

Jeanne Bouvier, Mes mémoires, une syndicaliste féministe, 1875-1935, Poitiers, 1936, réed. Paris 1983, p. 84-85.


Lectures conseillées pour l’analyse du texte :

Agulhon Maurice (dir.), Histoire de la France urbaine, tome 4, La ville à l’âge industriel, le cycle haussmannien, Seuil, Points Histoire, 1983 pour la 1e édition

NoirielGérard, Les ouvriers dans la société française, XIX-XXe siècle, Seuil, Points Histoire, 1986

Pinol Jean-Luc, Le monde des villes au XIXe siècle, Hachette supérieur, Carré histoire, 1991.

Zancarini-Fournel Michèle, Histoire des femmes en France, xixe-xxe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005.



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